Hommage au frère Paul Amargier O.P., par le frère Manuel Rivero O.P.

Cher frère Paul,

Le 8 janvier 2021, tu as vécu ton « exode » vers le Père à l’hôpital Saint Joseph de Marseille fondé par le bienheureux abbé Fouque (+1926) avec les sœurs dominicaines de la Présentation de Tours. La prière de tes frères dominicains et de tes amis t’accompagnent dans ce passage vers la Vie éternelle. Dans le memento des défunts quand je célèbre à la messe, tu es aussi bien présent.

Merci pour tout ce que tu as apporté à l’humanité, à l’Ordre des prêcheurs et à l’Église de Marseille.

Tu as aimé l’histoire traitée de manière scientifique et tu l’as fait aimer.

Assigné à l’École Lacordaire de Marseille en 1983 avec le projet de préparer une nouvelle étape pour la vie dominicaine à Marseille après des années de crise et de douleur au point qu’un grand nombre de frères souhaitaient la fermeture du couvent. Tu m’avais reçu dans le presbytère de la paroisse de Saint-Victor où tu logeais, tout près des vestiges de l’antiquité chrétienne gardés dans la crypte de l’abbaye, véritable écrin qui contient le trésor de la mémoire des martyrs et de la prière des moines dont le pape Urbain V. Je t’avais demandé si tu pouvais participer au renouveau de la communauté dominicaine à Marseille. « Je peux apporter une aide oblique », avais-tu répondu. Oblique ? Cette réponse pour le moins originale m’avait surpris. Mais c’était mieux que rien.

Il te plaisait de rappeler que saint Dominique et saint Thomas d’Aquin étaient morts à cinquante ans. C’est à cet âge que tu avais quitté le couvent de la rue Edmond Rostand, non sans souffrance. Néanmoins tu manifestais toujours ton attachement à l’Ordre des prêcheurs. Tes visites régulières au couvent pour partager un repas de midi et la récréation sous les platanes du cloître te rendaient attachant. Tu parlais beaucoup comme les gens qui passent de longues heures dans la solitude. Tes propos intéressants étaient parfois assaisonnés d’humour. Parmi les anecdotes, il y a l’histoire d’un chat que tu avais accepté de garder dans ton appartement à la demande des amis partis en vacances. Tu avouais en évoquant la psychologie du félin que « tu habitais chez le chat ». C’était lui qui t’imposait ses mœurs et ses habitudes. Il t’arrivait de me faire rire sans que tu l’aies cherché. Aumônier de l’université de sciences, les étudiants parlaient de leur manière de passer leurs week-ends avec une fille superbe, par exemple. Toi, tu nous disais : « J’ai passé le week-end avec Urbain V ». Tu écriras ainsi sa biographie : « Urbain V : un homme, une vie, 1310-1370 ».

Poli et précis, tu pouvais réagir violemment quand il s’agissait de la morale. Le père Pierre Duménil (+2019), curé de la paroisse du Sacré-Cœur de Marseille, m’invitait souvent à participer aux rencontres avec les chefs d’entreprises afin de réfléchir sur leurs problèmes économiques à la lumière de la doctrine sociale de l’Église. Parmi les questions abordées, il y avait celle bien connue des pots-de-vin dans l’obtention des marchés. Certains entrepreneurs avouaient leur tiraillement intérieur entre leurs convictions morales et la responsabilité de faire vivre l’entreprise. Tu t’étais exclamé : « Mon c… ! ».

Fraternel et apostolique, tu ne refusais pas de rendre service. C’est ainsi que tu avais répondu favorablement à mon invitation pour parler aux étudiants. Nous nous étions donné rendez-vous à l’entrée de l’université de Provence, près de la gare. Tu étais ponctuel. La précision représentait une grande valeur à tes yeux. Tu m’as même dit : « Je suis comme Sartre, si tu me donnes rendez-vous dans quelques années, à tel endroit à telle heure, j’y serai ! ». Ce goût pour la précision tu l’as gardé. Il apparaît dans l’une de tes dernières productions : « 1215 Innocent III et le concile de Latran IV » où tu signales : « PRO MANU SCRIPTO Texte terminé le vendredi 30 mai 2014 (à 2 heures du matin) ».

Nous avons surtout travaillé ensemble pour l’édition de la plaquette « Vie dominicaine à Marseille, 1225-1992 ». Avec le frère Bernard Montagnes (+2018) d’heureuse mémoire, tu t’étais partagé la tâche de mettre en lumière le rayonnement fidèle des frères prêcheurs, dans plusieurs couvents au cœur de la cité phocéenne pendant des siècles, en traversant à l’image d’un couple amoureux, crises, guerres, maladies comme la peste … Attiré par le cinéma et l’image, je n’avais pas eu de mal à obtenir de toi des écussons et sceaux dominicains pour illustrer le texte. Tu aimais Marseille et tu la faisait aimer, non seulement par tes nombreuses publications[1] mais par l’affection et la joie que tu manifestais en faisant revivre l’histoire chrétienne de la Provence et de Marseille en particulier, tant il est vrai que nous transmettons aux autres ce que nous aimons. Le philosophe espagnol Ortega y Gasset disait que l’historien est un « prophète à l’envers »[2]. Si le prophète annonce l’avenir, l’historien annonce le passé. Si le prophète interprète l’avenir, l’historien scrute et explique le passé. La tâche de l’historien ne va pas sans des aspects mystérieux voire visionnaires. « L’histoire se fait avec des documents et des monuments », disait le père Lagrange. L’historien examine les manuscrits, les pierres, les épigraphies, les ruines et les monuments à la manière d’un plongeur qui essaie de reconstituer la vie du bateau qui gît sur le sable marin depuis des siècles. Chaque objet éveille en lui l’imaginaire mais cet imaginaire n’est pas à confondre avec la fantaisie. Ce que l’historien rêve est soumis au filtre de la raison et des critères scientifiques de vérification. L’étude du passé projette une lumière sur la vie présente, et il est vrai que rien ne peut être bien saisi sans la perspective historique. La recherche historique comporte une quête du sens de la propre vie de l’historien qui aborde la problématique d’hier avec ses questions, ses doutes et ses convictions.

À Jérusalem, en fondant l’École biblique, le père Lagrange avait tenu à faire œuvre d’historien en étudiant la Bible de manière scientifique, critique, car « tout ce qui a l’apparence de l’histoire n’est pas de l’histoire », déclarait-il.

Ta spécialité n’était pas la Bible mais le Moyen Âge. Membre émérite de l’Académie des sciences, des lettres et des arts de Marseille, tu as contribué à faire apprécier cette ville en montrant ses richesses humaines, culturelles et spirituelles. Avec le temps et la fatigue due à l’âge, tu t’étais effacé, mais le passage du temps n’efface pas ton amour envers la cité phocéenne. Tu fais partie de ces prophètes qui ont dévoilé avec génie le cœur de Marseille. Ce n’est pas sans raison que le père Jean Arnaud (+2000) appelait Marseille, souvent malfamée, « ville sainte ».

Tu as fait de l’histoire avec rigueur, selon les exigences académiques de l’université, auprès de Georges Duby, pour lequel tu étais fier de travailler de manière anonyme tout en dévoilant que dans ses livres un bon nombre de données historiques provenaient de ta recherche.

Tu as fait de l’histoire dans la lumière de la foi et non en aveugle, montrant l’action de Dieu dans les événements et dans la vie des saints. Parmi tes publications, j’ai beaucoup apprécié ton article sur saint Thomas d’Aquin dans l’Encyclopédie de la sainteté[3].

Merci, cher frère Paul, pour le respect que tu as témoigné envers les prêtres. Tu parlais des curés avec respect, estime et discrétion, qualités rares dans les échanges entre ecclésiastiques. Je ne me souviens pas t’avoir entendu critiquer les prêtres de Marseille du haut de tes connaissances. Tu aimais l’Église, tu aimais ses prêtres.

Que restera-t-il de ton œuvre ? D’autres recherches dépasseront tes découvertes. Mais il demeurera le processus mis en route et ton amour pour Marseille, cet amour dont l’apôtre Paul dit qu’ « il ne passera jamais » (I Cor 13,8).

Les talents reçus tu les as fait fructifier, puisse le Seigneur Jésus dans sa miséricorde te recevoir dans son Paradis : « Viens, serviteur fidèle ! » (cf. Mt 25,21).

Saint-Denis (La Réunion), le 2 février 2021, fête de la Chandeleur, célébrée avec ferveur en l’abbaye de Saint-Victor de Marseille.

[1] Paul Amargier – Balade dans les vieux quartiers de Marseille, Éditions Jeanne Laffitte, 2004. – Paul Amargier – Marseille au Ve siècle, Éditions La Thune, 1998. – Paul Amargier – Marseille au Moyen Age, Éditions La Thune, 1996. – Paul Amargier/Charlet – Münzer H., L’itinéraire de Jérôme Münzer en l’an 1495 (traduction de P. Amargier et J.-L. Charlet), dans Deux voyageurs allemands en Provence et en Dauphiné à la fin du XVe siècle, Provence historique, XLI, fasc. 166, oct.-nov.-déc. 1991, pp. 586–599. – Paul Amargier – Un âge d’or du monachisme, Saint-Victor de Marseille (990-1090), P. Tacussel éditeur, 1990. – Paul Amargier – (Texte établi sous la direction de) – Cartulaire de Trinquetaille, 1972. – Paul Amargier – Dauphine de Puimichel et son entourage au temps de sa vie aptésienne (1345-1360) et André Vauchez, dans Le peuple des saints. Croyances et dévotions en Provence et Comtat Venaissin des origines à la fin du Moyen Âge, Éd. Académie de Vaucluse et CNRS, 1987 (ISBN 2906908002).

[2] Voir à ce propos : Los Dominicos y el Nuevo Mundo siglos XIX-XX. Actas del V° Congreso Internacional Querétaro, Qro. (México) 4-8 septiembre 1995, José Barrado Barquilla, OP., Santiago Rodriguez, OP., (Coordinadores), Salamanca, Editorial San Esteban, 1997, Discours inaugural prononcé par le Dr. D. Enrique García Burgos, Gouverneur de l’État de Querétaro, le 4 de septembre 1995, PP. 21-22.

[3] Histoire des saints et de la sainteté chrétienne. Tome VI. Paris. Hachette. 1986. Pages. 245-260.

 

 

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