Préface de Jean Guitton, de l’Académie française,
Paris, J. Gabalda et Cie, 1989
in bulletin Concorde des Pères Dominicains de la Province de Toulouse,
n° 149, février 1990
Au cours de cette année, de grandes assises scientifiques mettront en vive lumière et en l’honneur le Père Lagrange, ce pionnier courageux et inlassable de l’exégèse biblique historico-critique dont l’œuvre est aujourd’hui accueillie par les plus hautes et les plus authentiques autorités.
Le 15 novembre 1890, ce dominicain de 35 ans inaugurait fort modestement à Jérusalem une École pratiques d’études bibliques ; il en formulait clairement le projet et s’engageait personnellement dans cette entreprise. Aussi furent bientôt lancées la Revue biblique, devenue dès 1895 Revue biblique internationale, puis la collection des Études bibliques (1900).
De ces trois sources de savoir, le grand public catholique a largement profité – quoique avec retard – grâce aux disciples du Maître et aux exposés scripturaires ou aux traductions élaborées sur les données d’une recherche scientifique éprouvée. Cependant ce même grand public – en y comptant la presque totalité des clercs – ignore encore l’impact de ces travaux sur les grands maîtres de la recherche scientifique, hégémoniques du mouvement biblique.
Le P. Lagrange avait pourtant retenu leur attention et obtenu respect et audience, à un double titre : la rare qualité scientifique de ses travaux et la haute tenue de ses jugements au cours des controverses. Harnack, le grand Harnack, citait seulement Lagrange digne de discussion parmi tous les biblistes français. Geste combien révélateur de la part d’un adversaire devant qui les chercheurs bibliques allemands rendaient les armes.
Malheureusement, chez les catholiques, les responsables de l’autorité et les maîtres de l’opinion ne se rendaient pas compte de la portée apologétique d’une tâche dont la classe imposait examen et ouverture aux savants non catholiques.
Tout à l’inverse, dans les milieux d’Église étrangers à toute méthode critique, le fondateur de l’École fut l’objet, jusqu’à la fin de sa vie (1938) d’une opposition farouche, particulièrement blessante pour l’homme et gravement pernicieuse à l’enseignement chrétien. Ces maîtres, pieux et dignes, limitaient leurs prétentions à une apologétique biblique qui ne pouvait obtenir des penseurs véritables, historiens ou philosophes, qu’un sourire indulgent et désabusé.
Il faudra qu’un historien érudit et ouvert déroule enfin comme au ralenti, aux yeux du monde chrétien, le film du maelström de biblistes aux yeux fermés, tourbillonnant en eau trouble, pour laver de tout soupçon l’École et son initiateur. Quarante cinq ans durant, cette turbulence a voulu démontrer la nocivité spirituelle des activités de l’École et la noirceur des desseins de son fondateur.
La publication de la correspondance Lagrange-Cormier vient à point faire œuvre d’assainissement. Une information abondante, inégalable même, rigoureusement contrôlée, permet au P. Montagnes de faire sortir de l’ombre acteurs ou témoins de cette perturbation. L’auteur discerne toutes les sources, tous les courants, tous les remous.
Des notes copieuses, lumineuses, pointilleuses constituent un arrière-fond de vive lumière. L’auteur s’est acquis le droit à la plus élogieuse admiration.
Les relations du P. Lagrange avec le P. Cormier furent à la fois filialement respectueuses et franches, toujours dominées par les exigences de son engagement religieux. Elles datent de son entrée en religion. En effet, le jeune homme cherchait quelle province dominicaine répondrait à ses options spirituelles. Et voici que presque accidentellement, il rencontre à Marseille le P. Cormier. Celui-ci s’apprêtait à rejoindre Saint-Maximin où, devant y prêcher la retraite conventuelle, il invitait l’aspirant.
Ce furent pour Lagrange des journées décisives ; il découvrait un indéniable spirituel, soucieux du salut de toutes les âmes, et d’abord de celle de ses religieux assemblés et si parfaitement accordés à leur provincial, à la veille des expulsions. Lagrange entrait dans l’Ordre le 5 octobre 1879.
Pendant plus de trente ans, ces deux hommes devaient s’entraîner l’un l’autre – chacun à sa manière – sur les voies de la vocation dominicaine, soulevés par la même passion du salut des âmes.
Le Père Cormier avait été formé au Grand Séminaire d’Orléans à une vie sacerdotale de type pastoral. Venu à l’Ordre déjà prêtre, il n’avait pas été appliqué aux longues études dominicaines qu’il vénérait et, peut-être, dont il rêvait au plus profond de lui-même. Mais une vie de prière, d’observances, d’austérité, de silence, de pauvreté, de dilection fraternelle avait fait de lui, non point un savant de science sacrée mais un sage insigne, rayonnant de surnaturel. Sa pente le portait vers toute une population de chrétienté à fortifier dans la foi et à éveiller à une vie sérieuse, ascétique et mystique.
Le P. Lagrange sera, toute sa vie, très sensible à pareille sagesse. Et son propos fut toujours d’y parvenir lui-même par les mêmes moyens religieux, mais exercés dans une activité appliquée essentiellement aux saintes lettres, si mal entendues et si vivement attaquées.
Le P. Cormier ne douta jamais de la foi vivante de son correspondant. Ce dernier, vivant loin de Rome et refusant de s’y installer percevait d’une oreille exercée tous les mouvements d’une sape souterraine qui exposait à l’écroulement la foi chrétienne transmise par la Tradition des apôtres. L’École biblique, elle, voulait dégager les bases puissantes de l’institution chrétienne et donner aux croyants raison de leur foi. Comment y parvenir sans dégager un sol encombré et sans déranger les gens qui y étaient installés ?
D’où, de la part du P. Cormier, des mises en garde qui se voulaient pour le P. Lagrange sauvegarde pour sa personne mais pour tel ou tel de ses travaux, pure et simple mise au placard.
Que le P. Lagrange, si vitalement attaché au mystère du salut des hommes ait manifesté un charisme rare d’interprétation croyante des Écritures, rien n’est plus manifeste aujourd’hui.
Saint Paul enseigne que l’usage des charismes est soumis à l’autorité apostolique. Le P. Cormier réglementait cet usage en fonction d’un ordre qui, pour se vouloir prudentiel, n’était pas pour autant historiquement avisé. La temporisation imposée à l’exégète, homme d’Église s’il en fut, mettait à l’épreuve une vue historique perçante de la situation des fidèles, un désir ardent du salut des âmes, un sens auguste de l’honneur de l’Église de Pierre.
Après la mort du P. Cormier, le P. Lagrange publia L’Évangile de Jésus-Christ, à la suite d’une expérience spirituelle analogue à celle de saint Thomas d’Aquin, et qui devait le rasséréner. Il y livra, sans y aspirer ni le chercher, tout lui-même. L’énorme succès de ce témoignage répondit à cette découverte d’une haute sagesse qui n’était rien d’autre que le sens du Christ qu’il avait acquis par tant de sueur et d’accablement.
Le livre du P. Montagnes honore grandement le P. Lagrange. On y reconnaîtra une documentation fournie, inégalable, une interprétation digne du personnage, un amour fervent de la vérité de l’histoire. La parution de ce livre le classe au premier rang des hommes durant ce centenaire, il dévoile en effet l’héroïsme de la fidélité spirituelle d’un apôtre de Jésus-Christ.
Fr. Ephrem LAUZIÈRE, o.p. † 2000
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