Marie-Joseph Lagrange et la Parole de Dieu par fr. Bernard Montagnes, o.p.

Témoignage

In Lettre aux amis de l’École biblique de Jérusalem,
n° 7, juillet 2011, p. 25-37.

J’ai à présenter une figure de prêtre savant en la personne du dominicain Marie-Joseph Lagrange, de la province de Toulouse. Comme je veux m’attacher à sa personnalité spirituelle, et encore sans en présenter tous les traits, je ne raconterai pas sa vie et me bornerai ici à quelques repères chronologiques.

Albert Lagrange est né à Bourg-en-Bresse, le 7 mars 1855. Il était bourguignon par son père et lyonnais par sa mère. Après des études de droit jusqu’au doctorat et une année de pré-noviciat au séminaire d’Issy, il est entré au noviciat de Saint-Maximin en 1879, où il est devenu le frère Marie-Joseph. Il a fait partie des exilés de 1880 à Salamanque, où il a été ordonné prêtre le 22 décembre 1883[1]. Voué par ses supérieurs à l’étude de la Bible, il a fondé à Jérusalem, en 1890, l’École biblique, puis, en 1892, la Revue biblique et, en 1900, la collection des Études bibliques. Sauf l’interruption de la guerre de 14, on peut dire qu’il a vécu à Jérusalem durant quarante ans et qu’il a produit une œuvre immense : sa bibliographie – et encore n’est-elle pas complète – compte 1786 numéros. De 1935 à 1938, il a pris sa retraite au couvent de Saint-Maximin, où il est décédé, il y a 72 ans, le 10 mars 1938. Depuis 1967, ses restes reposent dans la basilique Saint-Étienne à Jérusalem, au cœur de son École biblique.

Je me propose de vous présenter trois points :
1. Une expérience spirituelle
2. Une responsabilité apostolique
3. Un combat ecclésial.

1. Une expérience spirituelle

Remarquons d’abord l’empreinte dont les prêtres sulpiciens ont marqué pour toujours Albert Lagrange. Déjà lors de sa dernière année de droit à Paris, avant son doctorat, il était dirigé par le sulpicien irlandais Jean-Baptiste Hogan (1829-1901). « En harmonie singulière avec mes dispositions ignorées même de moi, il me conseilla de lire saint Paul […] selon l’ordre de son histoire, en commençant par la Première aux Thessaloniciens » (Souvenirs, p. 267).

Durant l’année du pré-noviciat au séminaire d’Issy (1878-1879), où l’abbé Lagrange était sous la direction spirituelle du sulpicien Alphonse Lafuye (1844-1905), « on me poussait à lire beaucoup l’Écriture Sainte, et surtout l’Évangile » (S., p. 269). Sous leur influence décisive, raconte-t-il, « je pris auprès des sulpiciens, maîtres dont je vénère le souvenir, un goût passionné pour la parole de Dieu » (S., p. 29). Celui qui parle ainsi a dépassé les soixante-dix-ans et n’est pas accoutumé à l’emphase lyrique. Ce n’est pas un méridional hâbleur, mais un savant discret et réservé. Ses déclarations, écrites à destination exclusive des frères de l’École biblique en 1926 et en 1930, n’en ont que plus de poids. Elles sont demeurées confidentielles jusqu’à leur publication en 1967 sous le titre : Le Père Lagrange au service de la Bible, Souvenirs personnels.

Cependant, dès 1922, le Père Lagrange avait dédié, en la fête de l’Annonciation, son Évangile selon saint Matthieu, – c’est ce qui est imprimé à la fin de l’avant-propos, – « à mes anciens directeurs de Saint-Sulpice au séminaire d’Issy. Ces maîtres doctes, modestes et pieux, pénétrés d’amour pour les Saintes Lettres, n’omettaient rien pour nous en donner le goût. » Plus étonnant encore ce qui suit : « Là nous avons appris cette prière, véritable moelle d’Évangile : O Jesu vivens in Maria…[2] » Ainsi s’achève en prière l’avant-propos du commentaire, que suivent cinq cent soixante pages d’exégèse savante écrites pour le réconfort des croyants.

C’est au séminaire d’Issy que se profile l’idée que l’étude de la Bible constituera la vocation apostolique du Père Lagrange, quand avec ses deux amis ils se partagent les tâches les plus urgentes pour l’Église : à toi Pierre Batiffol les origines chrétiennes, à toi Henry Hyvernat l’Orient chrétien, à toi Albert Lagrange l’étude de la Bible. Ce ne sont pas des propos en l’air, car en 1889 Hyvernat devient professeur à l’Université catholique de Washington, en 1890 Lagrange fonde l’École de Jérusalem, en 1898 Batiffol, déjà historien confirmé, devient recteur de l’Institut catholique de Toulouse.

Le goût de l’Écriture

Après avoir revêtu l’habit dominicain à Saint-Maximin en octobre 1879 et être devenu le frère Marie-Joseph,

« durant le noviciat simple, le goût [de la Parole de Dieu] que j’en avais pris à Issy s’était développé ; j’y trouvais tant de lumière, même pour mes propres besoins, que le Père Maître ne me recommandait presque plus d’autre lecture » (S., p. 282-283).

Même écho dans le Journal spirituel, où il rédige, en septembre 1892, une autobiographie à la manière des Confessions de S. Augustin :

« Dès le noviciat simple, vous m’avez inspiré tant d’amour pour votre Écriture, que le Père Maître m’avait permis d’en faire mon unique lecture. Ensuite mes supérieurs m’ont appliqué à cette étude par devoir : je me disais que toute mon ambition était de travailler à relever ces études dans l’Ordre, et voilà que tout à coup, sans moi à coup sûr, ce plan s’est trouvé réalisé. »

Il ne s’agit donc pas chez le P. Lagrange d’un simple attrait pour le savoir, comme tout intellectuel de race en fait l’expérience, mais bien d’une passion ardente pour la Parole de Dieu, laquelle s’origine dans la foi du croyant et même dans la dévotion à Marie. Je n’en donnerai pour preuve que ce qu’écrit Lagrange, alors frère étudiant, dans son Journal spirituel en novembre 1881, lorsqu’il commence à Salamanque l’apprentissage de l’hébreu : « Très pure Marie, qui avez lu l’Écriture sainte avec tant d’ardeur parce que vous y voyiez Jésus, je commence en votre honneur l’étude de l’hébreu à l’occasion de votre Présentation au Temple : daignez la faire tourner à votre gloire et à celle de Jésus. »

Toute sa vie, il a entretenu, comme il l’écrit dans son Journal spirituel,

« l’espoir de recevoir de Marie le lait de la sagesse divine, de la connaissance de Jésus » (26 septembre 1921).

À Marie, il demandait de :

« m’unir à vous, comprendre la Sainte Écriture en vous » (20 septembre 1894).

Quant à l’École biblique, dès la pose de la première pierre, il l’a placée sous le patronage de N.-D. du Rosaire. Un peu plus tard, il déclarait :

« J’ai promis à Marie de faire cette œuvre, en m’abandonnant à sa volonté, je continuerai pour elle. » (5 septembre 1893). Et encore : « Abandon sans réserve de l’École entre les mains de Marie Immaculée : elle lui est dédiée, c’est son œuvre… » (27 septembre 1898).

Après la défection de Dhorme (1931), directeur de l’École, que Lagrange remplace :

« Le 18 février [1932], je crois, assurance intime que Marie reprend la direction de l’École. Tui sumus… »

Le goût de l’Écriture est chez le P. Lagrange une constante spirituelle. En tête du Saint Marc :

« En essayant de comprendre ce qu’a écrit Marc, écho de ce qu’a dit Pierre, témoin de Jésus, je n’ai eu d’autre intention que de mieux entendre les paroles de vie. » (8 décembre 1910).

Et quand il entreprend le commentaire de Luc :

« Hier au soir, j’étais complètement découragé de m’attacher à un livre biblique quelconque… après 21 ans d’efforts, être encore tellement suspect… mais ce matin je me décide : pour être plus près de Jésus. Aucune étude autant que l’Évangile ne m’approchera de sa personne, ne me fera goûter ses enseignements… Cieux répandez votre rosée… » (12 octobre 1910).

Le P. Lagrange était convaincu que l’étude scientifique de la Bible, si elle ne baignait pas dans la prière, risquait par ses exigences propres, de stériliser cet élan spirituel et même mettait la foi en péril. Aussi, durant la retraite annuelle, après avoir publié l’Évangile selon saint Marc (1911), le Père Lagrange s’interroge :

« Il me semble que ces temps-ci je reviens un peu au goût de l’Écriture comme votre parole, à aimer les choses chrétiennes… N’est-ce pas le moins ? »

Et il prend une résolution : « Revenir à l’Écriture sainte, le plus possible. » (septembre 1913). Ce que j’interprète ainsi : revenir à la Bible comme on la lit dans la liturgie, en guise de nourriture spirituelle. De même, après avoir publié son Saint Paul : Épître aux Romains (1916), Épître aux Galates (1918), et son Évangile selon saint Luc (1921), il note :

« Lire davantage la Bible… c’est toujours ce qui me touche le plus » (septembre 1921). « Je suis très touché de lire en ouvrant la Bible : Non turbetur cor vestrum… [Jn 14, 1, 27]. Il n’y a que l’Écriture pour nous donner sur Dieu ces vues à la fois profondes et consolantes, et qui le font aimer. » (juillet 1922).

Et encore, après l’Évangile selon saint Matthieu (1923) et l’Évangile selon saint Jean (1925), puis L’Évangile de Jésus-Christ (1928), il note :

« Vraiment il est étrange que je connaisse si peu la Bible depuis le temps que je suis censé l’étudier. » (octobre 1928).

Il est alors âgé de soixante-douze ans lorsqu’il écrit cela. Des réflexions de cette sorte, sans doute a-t-il continué d’en faire durant les dix dernières années de sa vie, pour lesquelles on ne dispose plus de son Journal spirituel. En tout cas la Bible n’est jamais pour lui un texte mort d’histoire des religions qu’on charcute à volonté, mais un lieu de rencontre ardente avec le Dieu vivant. Et c’est cette rencontre qu’il voulait faire partager aux simples quand il publiait en 1928 L’Évangile de Jésus-Christ.

2. Une responsabilité apostolique

En parlant de responsabilité apostolique, je veux dire que l’étude scientifique de la Bible peut constituer le ministère du prêtre, du moins de ce prêtre-là qu’était le P. Lagrange. En effet, Lagrange représente la figure originale du prêtre qui est un grand savant. Or pour être un grand savant, même dans les sciences religieuses, même dans le domaine biblique, il n’est nullement nécessaire d’être prêtre. Inversement, on peut être un prêtre éminent sans être un grand savant (voyez le curé d’Ars). Or le P. Lagrange devait faire face à une situation de crise que je dois évoquer brièvement.

Ma génération a connu, après la guerre de 1939-1945, une crise grave qui a ébranlé le monde des clercs, celle de la découverte du marxisme comme clé d’interprétation de l’histoire et comme outil pour la transformation du monde (je passe sur la collusion avec le communisme), crise qui a provoqué de nombreuses défections. La génération du Père Lagrange a connu, sur la fin du pontificat de Léon XIII et surtout durant celui de Pie X, une crise – celle du modernisme – aussi grave sinon plus grave, car elle touchait l’interprétation de la Bible par la critique historique, elle remettait en cause l’enseignement traditionnel reçu dans les séminaires et elle provoquait dans le clergé des ruptures fracassantes (comme celle de Loisy) ou des retraits silencieux. C’est cet affrontement à la modernité scientifique sur le terrain de la Bible qui constitue l’objectif apostolique du Père Lagrange.

Or la compatibilité entre l’étude historique de la Bible et la condition de prêtre n’allait pas de soi, du moins aux yeux de ceux qui étaient attachés à la culture cléricale traditionnelle, prenant le texte biblique au pied de la lettre, pour n’en donner que des commentaires pieux. Pour cette raison, Rome avait interdit au P. Lagrange de publier son commentaire de la Genèse et de s’occuper de l’Ancien Testament, afin de ne pas troubler la foi des simples. Grâce à quoi il s’est mis au Nouveau Testament, en commençant par l’évangile de Marc.

En 1909, alors que le P. Lagrange avait envoyé à Rome, le commentaire des premiers chapitres de saint Marc, afin de s’assurer qu’il ne travaillait pas en vain (comme pour la Genèse), le Maître général Cormier lui transmet (1er août 1909) l’avis du censeur : « On discerne à peine si l’auteur est prêtre et disciple de l’Église, tellement il est empressé à citer des autorités actuelles peu sûres. » Pourquoi, demandait le censeur, l’auteur n’alléguait-il pas davantage des autorités de la tradition ? Réponse de Lagrange à Cormier (le 25 août), profondément blessé par un jugement d’ensemble aussi défavorable :

« Je travaille d’arrache-pied pour faire un commentaire sur saint Marc qui est la réfutation constante des commentateurs rationalistes, en particulier de Loisy ; je mets là tout mon cœur, tout ce que je sais, tout mon désir de servir l’Église. Tout ce que vous trouvez à me dire, c’est le jugement qu’on ne sait si l’auteur est prêtre et catholique ! Franchement les bras tombent ! »

Il y revient encore (le 22 septembre) dans sa correspondance :

« J’étais outré de cette parole : “on ne se doute pas si l’auteur est chrétien et prêtre”. Cela passait un peu la mesure. »

Quelques années plus tard, alors que la Revue biblique aurait dû se transformer en Revue palestinienne et orientale, en ne s’occupant plus de la Bible, comme c’était envisagé en 1912, les professeurs de Jérusalem assurent Rome qu’ils tiennent beaucoup que l’œuvre conserve « son caractère sacerdotal », ainsi que Lagrange l’écrit à Cormier (1er septembre 1912).

Quant aux adversaires déclarés de la méthode critique préconisée par le Père Lagrange, ils se font plus rigoureusement accusateurs. Au cours de l’enquête pour le procès en vue de la béatification du Père Lagrange, j’ai recueilli des propos significatifs.

Première observation. Un évêque hollandais[3], chanoine de Saint-Pierre, qui avait été élève de l’Institut Biblique Pontifical fondé à Rome par Pie X (et d’inspiration opposée à l’École de Jérusalem), dès l’ouverture de cet Institut en 1909, a rapporté une des piques (paroles blessantes) du jésuite Fonck, directeur de l’Institut, contre le Père Lagrange : « Cet hypocrite de Jérusalem devrait avoir honte de célébrer encore la sainte messe. » Autrement dit, d’après le jésuite Fonck, pratiquer comme savant l’exégèse historico-critique et célébrer comme prêtre l’Eucharistie sont incompatibles : il faut choisir entre deux attitudes inconciliables, sinon c’est se comporter en imposteur, en hypocrite déloyal qui trompe son monde, puisque autre est l’apparence du personnage, autre la vérité de sa position. Tout cela parce que la méthode historique serait destructrice de la foi en la parole de Dieu que partagent tous les catholiques. En somme, l’abbé Loisy se retirant de l’Église serait donc à la fois plus logique et plus loyal que le dominicain Lagrange. Entre l’exégèse critique pratiquée dans les universités allemandes par des savants protestants libéraux et l’exégèse traditionnelle défendue à Rome par les jésuites de l’Institut Biblique Pontifical, il ne peut y avoir de tiers parti. Donc l’École biblique de Jérusalem, qui prétend tenir cette position médiane, joue un rôle néfaste : elle devient la delenda Carthago[4] [l’adversaire à détruire] du Père Fonck.

Seconde observation. En 1938, après la mort du Père Lagrange, au séminaire régional de Bologne, le professeur d’Écriture sainte, lui-même ancien élève de l’Institut Biblique Pontifical, mettait ses élèves en garde contre l’exégèse pratiquée par le Père Lagrange. Il répétait à son sujet le propos tenu à Rome dans les années 30 par Mgr Ruffini, secrétaire de la congrégation des Séminaires et Universités, futur archevêque de Palerme et cardinal : « Le Père Lagrange, en dépit de sa sainteté, a causé à l’Église plus de tort que Luther lui-même ! » Cette fois Lagrange n’était plus accusé d’être un imposteur, mais d’être un malfaiteur objectif, nuisible à l’Église en dépit de sa bonne volonté, coupable du dommage qu’il infligeait à la tradition ecclésiale. Rassurez-vous : le résultat auprès des séminaristes n’a pas été tout à fait celui escompté, puisque l’un d’eux[5] a écrit à Jérusalem pour s’instruire de l’orthodoxie du Père Lagrange, dont il s’est fait ensuite le zélateur. C’est de lui que je le tiens.

Pour sauver les âmes = pour le Peuple de Dieu

La tierce position du Père Lagrange, c’est celle qu’il a exposée dans ses conférences de Toulouse en novembre 1902. Ce n’est pas ici le lieu ni le moment d’expliquer le comment, mais il faut examiner le pourquoi. Or le pourquoi révèle le prêtre, puisque c’est le souci du salut des âmes. Un tel langage n’est plus le nôtre, mais la responsabilité apostolique demeure la même. L’enjeu de l’interprétation de la Bible n’est autre que le destin de chaque croyant. Selon l’adage canonique incessamment répété en Église comme un refrain : Salus animarum suprema lex esto. La loi suprême, c’est le salut des âmes.

Dès la fondation de l’École biblique en 1890, le Père Lagrange savait que les débats les plus vifs concernant la Bible portaient sur les premiers livres (le Pentateuque) qu’on attribuait à Moïse, et plus spécialement encore sur les premiers chapitres de la Genèse, les récits de la création, des origines de l’homme, l’histoire du péché des premiers parents. Lagrange savait combien d’esprits avaient été éloignés de l’Église par l’interprétation littérale de ces récits que l’enseignement religieux s’obstinait à imposer comme historiques. Voici comment il conclut son article de 1897 sur “l’Innocence et le Péché” :

« Nous ne voudrions pas que des âmes se perdent pour refuser leur adhésion à ce que l’Église ne leur demande pas de croire. » RB 6 (1897) 379.

Et dans un article de janvier 1898 sur “les sources du Pentateuque“, il affirme :

« L’Église ne procède jamais d’une manière révolutionnaire. Mais il semble que le moment est venu où on ne peut plus rester dans l’inaction sans compromettre le salut des âmes, sans éloigner de l’Église des forces intellectuelles qui lui sont encore attachées ; il semble qu’à marcher en avant, on peut en gagner beaucoup d’autres. » RB 7 (1898) 13.

Le souci du salut des âmes par la vérité revient sans cesse sous la plume du Père Lagrange, soit dans son Journal spirituel, soit dans sa correspondance. Je me borne à trois citations.

Ainsi en septembre 1904, pendant la retraite :

« Si quelque chose me rassure, c’est mon ardent désir de ne faire, ô mon Jésus, que ce que vous demandez de moi pour le bien des âmes. Daignez m’éclairer, et par le canal de l’obéissance. Avec quel entrain je me mettrai à l’œuvre, si c’est vous qui me l’indiquez, non pas moi qui la choisis… »

En septembre 1921, pendant la retraite, il adresse cette prière à Jésus :

« Que ma main droite soit paralysée si je n’écris pas pour l’utilité des âmes, selon vos intentions ! »

De même en septembre 1924 :

« Il me semble que l’honneur de votre Église, qui poursuit avant tout la sanctification, exige quand même qu’elle ne soit indifférente à aucune vérité, qu’elle poursuive le retranchement de tout ce qui est faux […]. Faut-il négliger tout cela pour ne s’attacher qu’à l’unique nécessaire ? Mais ne faut-il pas craindre l’irrisio infidelium [la raillerie des incroyants], sinon en elle-même, du moins comme un obstacle au bien des âmes ? C’est le seul zèle dont j’ai été consumé. »

Pour apaiser la crise du clergé (prêtres ou séminaristes)

Lors de la publication en 1902 par celui qui était encore l’abbé Loisy de son petit livre L’Évangile et l’Église, Lagrange s’alarme de l’accueil enthousiaste que l’ouvrage a suscité chez les jeunes gens (entendez les jeunes clercs). Quel « triste signe des temps » voit-il dans ce succès ? « C’est l’accueil que son livre a reçu et le désarroi qu’il a révélé » (RB avril 1903, p. 298).

Lagrange mesure la gravité de la crise intellectuelle qui frappe « surtout le clergé » (26 août 1905). Ce danger ne cessera, dit-il, que « lorsque les esprits auront retrouvé leur calme en voyant l’Église tolérer une exégèse sérieuse » (23 juillet 1905). Il sait le trouble qui atteint les jeunes prêtres et les séminaristes, désarmés devant les problèmes critiques ou séduits par leur nouveauté. « La négligence des problèmes critiques expose le jeune clergé sans défense aux attaques » des rationalistes (5 juillet 1906). Un tel désarroi, déclare-t-il, « peut conduire à des révoltes, au moins intérieures, et perdre bien des âmes de prêtres » (23 juillet 1905).

Autre la responsabilité des hiérarques, autre celle des experts.

« Obvier à un péril grave, imminent, qui menace la foi des prêtres catholiques, l’autorité y pourvoit par des condamnations. J’ai pensé qu’il était opportun d’y joindre les arguments d’une étude vraiment critique. (5 juillet 1906)

C’est pour porter remède à cette crise que Lagrange combat, comme il l’affirme, dans

« l’intérêt des bonnes études, qui est aujourd’hui l’intérêt pressant de bien des âmes, surtout sacerdotales. » (9 juin 1912)

3. Un combat ecclésial

Je veux dire un combat mené par un clerc à l’intérieur de l’Église et pour servir l’Église, « pour l’honneur de l’Église » comme aimait à dire le Père Lagrange. Mais un combat, car la cause pour laquelle se battait le P. Lagrange était loin d’être gagnée. Et c’est ce combat qui lui a valu d’être suspecté, dénoncé et même sanctionné.

De janvier 1898, l’article de la Revue biblique sur « Les sources du Pentateuque » est apparu comme le manifeste de l’École de Jérusalem : signe de ralliement pour les novateurs, du moins pour les modérés, il n’a pas tardé à servir de cible aux conservateurs.

Sciens et prudens, manum misi in ingnem : c’est en toute connaissance de cause que j’ai plongé la main dans le brasier, répétait alors le P. Lagrange, à la suite de saint Jérôme[6].

À un orientalisme de tout repos, qui lui eût valu considération et honneurs, le P. Lagrange préférait le combat pour la Bible, dans lequel les coups allaient pleuvoir dru.

« Je suis convaincu qu’il y a une campagne à continuer, écrit le P. Lagrange au maître de l’Ordre en 1898, où il y aura beaucoup d’ennuis à endurer, de préjugés à vaincre, d’attaques à supporter patiemment. Mais alors pourquoi ne pas demeurer tranquille dans les voies frayées ? Parce que je suis passionnément épris de l’honneur de l’Église et qu’il me semble que cela va au bien des âmes. [7] »

À ce moment-là, le P. Lagrange jouissait de l’estime et de la confiance du pape Léon XIII comme celle du secrétaire d’État Rampolla. Or sous le pontificat de Pie X (élu en août 1903), succède — envers le P. Lagrange et son École biblique de Jérusalem — le règne de la défiance, aussi bien à la tête de l’Ordre que du côté du Vatican. Lagrange le savait et en souffrait, son obéissance était mise à rude épreuve car Rome se repliait sur la défensive.

Son attitude devant Pie X :

En 1907 : Au Père Cormier.

« Depuis longtemps je vous fais part de mes angoisses de conscience à écrire sur les questions bibliques dans un sens qui avait, semble-t-il, la pleine approbation de Léon XIII, mais qui paraît répugner au pape régnant. Je lui écris donc pour qu’il daigne me fixer. […] Ce que je crains, c’est qu’il me dise d’écrire, mais dans le sens purement conservateur. Cela, je ne le peux pas ; ce serait, selon ma conscience, trahir l’Église et la vérité. […] Mais pour me taire et cesser de m’occuper de la Bible, très volontiers. » 5 juin 1907, Exégèse et obéissance [cité désormais EO], p. 101.

Encore dans la même lettre au P. Cormier :

« Que Dieu assiste le Saint-Père, car dans la crise redoutable qui s’est ouverte, il importe plus de frapper juste que de frapper fort, et il serait bien fâcheux que cela parût une lutte entre l’intelligence et la hiérarchie ! » 5 juin 1907, EO, p. 151.

En 1911 :

« [Mes déclarations] ne sont pas d’un phraseur [débitant des paroles en l’air], je l’avoue, ni de quelqu’un qui cherche à se faire bien voir, mais elles émanent d’un fils dévoué et obéissant de l’Église catholique, soumis de cœur et d’âme à l’autorité du siège apostolique. » 11 août 1911, EO, p. 310.

En 1912 :

« J’ai dit qu’on avait à craindre, en dépit des soumissions, la désaffection [envers Rome]. Il faudrait être aveugle complètement pour ne pas constater, et n’avoir pas l’amour de l’Église pour ne pas déplorer amèrement, le mépris croissant de l’autorité du Saint-Siège, surtout en Allemagne. Le fait est aussi douloureux qu’évident. 21 novembre 1912, EO, p. 382.

En 1913 :

« Je n’ignore pas que nous devons toujours notre parfaite obéissance au supérieur actuel qui nous est donné par Dieu et qu’il peut modifier les directives données par son prédécesseur, surtout s’il s’agit du chef suprême de l’Église. Aussi étais-je dans la disposition d’obéir à Pie X comme à Léon XIII […] Mes travaux n’étaient pas agréables [à Pie X], je m’en suis aperçu. » 2 janvier 1913, EO, p. 400.

Pour cette raison Lagrange a écrit à Pie X (9 juin 1907) qu’il était prêt à renoncer aux études d’Écriture sainte, si le pape lui en exprimait le désir. Le pape s’est déclaré satisfait de cette démarche, sans répondre ni de continuer ni d’arrêter.

« Je me suis donc cru autorisé à continuer. J’ai pensé que si Pie X était personnellement incliné vers certaines idées, il lui paraissait opportun, comme chef de l’Église, de laisser d’autres opinions se faire jour […] Ces opinions, cette méthode, je les croyais conciliables avec l’orthodoxie. » 2 janvier 1913, EO, p. 400.

Pie X très touché par la soumission de Lagrange le 8 octobre 1912 (Souvenirs personnels, p. 205), a demandé au Père Cormier d’en publier le texte.

Son attitude devant le Père Cormier :

« Je vous en supplie, tout en manifestant vos préférences pour les systèmes anciens, ne jetez pas [l’Ordre] non plus dans la voie anti-critique. Laissez-nous vivre. » 13 octobre 1905, EO, p. 95.

« Je m’aperçois de plus en plus clairement que cette manière [critique] n’a pas votre agrément » 5 juillet 1906, EO, p. 121.

« Je vous le dis en toute simplicité filiale, le ton de vos lettres semble indiquer que vous êtes mécontent, que vous soupçonnez des tendances subversives » 28 décembre 1907 » EO, p. 177.

« Il n’est rien qu’on ne puisse attendre des excellentes dispositions des religieux de cette communauté s’ils se sentent soutenus et encouragés, et non regardés avec inquiétude et comme suspects » 22 janvier 1908, EO, p. 185.

« Humainement, il me paraît parfaitement absurde d’endurer tant de travaux et de fatigues pour une œuvre qu’on s’acharne à démolir et qui ne repose sur rien, à laquelle personne n’est chargé de pourvoir d’après les cadres ordinaires. Et surnaturellement, n’en est-il pas de même, si nous ne faisons rien de bon d’après les plus hautes autorités ? Vraiment c’est trop triste ! » 19 août 1909, EO, p. 243.

« Je sais bien, par l’expérience, combien il est pénible de ne recevoir jamais d’encouragements ; je n’ai jamais le sentiment de vous donner satisfaction » 25 août 1911, EO, p. 313.

Faut-il cesser ?

« Par tempérament, je me contenterais très volontiers des études pures ; si je songe à me jeter dans la lutte, c’est parce qu’il me semble que c’est un devoir et l’appel de Dieu. » août 1905, EO, p. 126.

Faut-il opérer un revirement dans le sens purement conservateur ?

« De faire volte-face, de soutenir d’autres idées, peut-on me le demander ? […] Je ne puis faire une palinodie que personne ne prendrait au sérieux et qui ferait plus de mal que de bien. » 7 juillet 1907, EO, p. 160-161.

Face aux difficultés qu’éprouvent les professeurs de l’École, qui ne reçoivent aucune assurance de faire œuvre utile :

« Vous me direz que nous aurons aussitôt toute votre sympathie si nous passons dans le camp Vigouroux.Cela nous ne le pouvons pas. » 25 août 1909, EO, p. 246.

Telle est l’obéissance d’un homme debout !

Conclusion

1. L’unité intérieure d’une vie et d’un projet

Il y a des savants catholique en qui coexistent sans conflit la science et leur foi privée, séparés par une cloison étanche, qui pratiquent ainsi la juxtaposition pacifique, mais ce n’est pas une réponse cohérente à la crise.

« Des esprits plus exigeants, écrit Lagrange en 1899, voudraient rencontrer non seulement des philologues catholiques, mais demandent la solution catholique des problèmes soulevés par la critique, et puisque la science exégétique et la foi peuvent se rencontrer dans les mêmes hommes — ces intelligents, bien intentionnés, supplient qu’on leur dise comment cela peut se faire, quels sont les résultats certains d’une critique si sûre d’elle-même, et comment ils sont compatibles avec l’enseignement de l’Église le plus sûr. » Souvenirs personnels, p. 331.

Le P. Lagrange a opéré la synthèse de la lecture savante avec la lecture croyante de la Bible, non seulement pour son propre compte, mais surtout pour le bénéfice de l’Église. Pourtant le risque d’un antagonisme demeure permanent, à preuve d’un côté certaines émissions que la télévision a consacrées ces dernières années à saccager la Bible, et de l’autre côté les interprétations incontrôlables de la Bible qui ont cours dans certains groupes.

2. Il faut voir en Lagrange « un exégète en quête de Dieu »

Telle est la meilleure qualification qu’on puisse lui attribuer, ainsi qu’en 1999 j’avais intitulé ma contribution aux Mélanges Maurice Gilbert[8]. Je n’ai pas pu la reprendre parce que le Jésuite Xavier Léon-Dufour a publié en 2003 un recueil de ses articles intitulé « Un bibliste cherche Dieu ». J’aurais l’air de plagier le P. Léon-Dufour au bénéfice du P. Lagrange. Cependant, c’est bien parce qu’il a été un exégète en quête de Dieu que l’on poursuit sa béatification.

3. Lagrange est un serviteur éminent de la Parole de Dieu pour les croyants

La Revue biblique débute sa publication en janvier 1892, par une déclaration de principe : « L’Écriture sainte, comme substance divine, comme manne de l’intelligence […] est vraiment pour l’Église catholique, après l’Eucharistie, le Verbe de Dieu qui nourrit. » Quarante ans plus tard, en 1932, le P. Lagrange n’a pas varié :

« La Bible est l’œuvre de Dieu, le trésor sans prix confié à l’Église, une source de lumière, un principe d’action morale et religieuse. Elle doit être étudiée en elle-même, dans son texte primitif, dans son milieu, avec le concours de la philologie, de l’archéologie, de l’histoire. »

Finalement, comme l’écrivait Lagrange,

« c’est surtout lorsqu’on consacre ses efforts à la Parole de Dieu qu’on peut espérer qu’ils ne seront pas absolument vains. » RB, juillet 1900, p. 423. « Si je ne croyais travailler pour Dieu, je n’aurais pas enduré tant de peines. » 13 octobre 1905, EO, p. 94.

J’achève par une prière du Père Lagrange que chacun de nous peut faire sienne :

« Mon Jésus, je voudrais être enseigné de vous,
docibilis Dei.
Je le suis par votre Écriture,
par votre Église. »

(28 septembre 1913).

Notes    (↵ returns to text)

  1. Ordonné prêtre à Zamora le 22 décembre 1883. Lors de son jubilé d’ordination, il écrit aux frères de Saint-Maximin, le 14 janvier 1934 : « Par suite de circonstances, j’ai dû aller chercher l’ordination à Zamora, et j’étais si épuisé par le voyage, peut-être un peu par l’émotion, que je demeurai comme insensible. Mais lorsque j’arrivai dans la nuit au couvent de Salamanque, et que je vis la porte de ma cellule enguirlandée de feuillages, – on le faisait pour tous, – néanmoins je fus si touché de cette sollicitude fraternelle qu’enfin je pleurai de douces larmes. »
  2. « Ô Jésus vivant en Marie, viens vivre en nous ! Viens vivre en nous dans ton esprit de sainteté, dans la plénitude de ta force, dans la perfection de tes voies. Viens vivre en nous dans la sainteté de tes vertus, dans la communion de tes mystères. Domine en nous sur toute puissance ennemie, en ton Esprit pour la gloire du Père. »
  3. Henri-Jean Smit (1883-1972), du diocèse d’Utrecht, prêtre en 1906, étudiant à l’Institut biblique pontifical dès 1909, professeur d’Écriture sainte au grand séminaire de 1913 à 1922, vicaire apostolique de Norvège et Spitzberg de 1922 à 1928, chanoine de Saint-Pierre au Vatican de 1928 à 1972.
  4. Le mot d’ordre inlassablement répété par Caton l’Ancien devant le sénat romain pour demander la destruction de la ville de Carthage ennemie de Rome.
  5. Mgr Sergio Scaccini, prêtre du diocèse de Forli. Voir B. Montagnes. « Deux lettres du Père Hugues-Vincent [à Don Scaccini] au sujet du Père Lagrange », dans Sources 14 (1989) n° 3, 137-141.
  6. Praefatio Hieronymi in librum Isiae, PL 28, 826 B, allégué par le P. Lagrange à Me Frühwirth le 10 juin 1900 et le 3 juillet 1901 : AGOP XI, 66000.
  7. M.-J. Lagrange à Me Frühwirth, 7 mai 1898 : AFP 59 (1989) 341. Dans ses Souvenirs personnels, p. 82, le P. Lagrange expose que seul un motif de conscience l’a décidé à publier : « Je ne vois toujours pas [en 1926] que ma résolution, imprudente, cela va de soi, ait été dictée par un sentiment bas. »
  8. Toute la sagesse du monde, Hommage à Maurice Gilbert, Bruxelles, Éditions Lessius, 1999, p. 279-298.

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