In http://biblio.domuni.org/articleshist/lagrange/ – Éditions du Cerf, 2005
Bernard Montagnes est archiviste de la Province dominicaine de Toulouse. Son volumineux ouvrage est consacré à retracer la vie du Père Marie-Joseph Lagrange. Il s’agit bien d’une biographie critique comme le sous-entend le titre même que l’auteur donne à son livre. Cette biographie du Père Lagrange repose sur deux sources écrites : « Toute biographie repose sur des sources écrites. Pour ce qui est du père Lagrange, elles sont de deux sortes : ses écrits autobiographiques d’une part, sa correspondance active de l’autre » (p. 12).
Ce grand volume contient seize chapitres qui sont suivis par une riche bibliographie et un index. Dans son introduction, L’auteur a eu soin de souligner l’originalité du Père Lagrange :
« Il a été fondateur d’une École pratique d’études bibliques, qui serait, explique-t-il, “un organisme, d’abnégation mutuelle, de travail en commun, sans qu’on sache seulement qui signera (1903), un véritable atelier de famille où toutes les connaissances seraient mises en commun” (1915), bref une équipe bien soudée, aux spécialités complémentaires » (p. 11). Non seulement fondateur, mais aussi, souligne l’auteur, il a été le chef d’une école qui a eu soin de déterminer l’orientation méthodologique de son institution : « Joindre l’observation du sol à l’étude des textes, coordonner la méthode historique à la règle de foi, en pratiquant une exégèse théologico – critique. De plus, lui seul a formé les collaborateurs dominicains qui poursuivront ensemble l’œuvre de l’École biblique durant près d’un demi-siècle » (p.11).
Le 1er chapitre fournit de riches informations sur le cadre familial du jeune Albert et sur sa formation reçue. Pour comprendre quelqu’un, il faut le situer dans son origine et son cadre familial.
Dans Comment devient-on le Père Lagrange, l’auteur donne des informations précises non seulement sur sa famille, mais aussi sur son itinérance et sa vocation personnelle : « …Je lisais assidûment Le Correspondant, et depuis que j’avais lu la Vie de S. Dominique par Lacordaire, je ne me couchais jamais sans un “Souvenez-vous” et “S. Dominique, priez pour moi”. J’avais même fait en secret le voeu d’entrer dans l’Ordre, mais ce dernier souvenir s’était échappé complètement de ma mémoire » (p.45). Déjà avec ce premier chapitre, nous avons un trésor indispensable pour qui veut connaître à fond ce dominicain exemplaire qui a su conjuguer le laboratoire et l’oratoire.
Le chapitre II, La Fondation de l’École biblique (1882-1890), retrace l’historique de cette grande œuvre du père Lagrange. Celui-ci a connu des difficultés de tout type dans son initiative scientifique (financières et carence de professeurs et d’étudiants). L’auteur synthétise le grand dessein de cette figure dominicaine : « Une école où l’on pratiquerait inlassablement d’une part l’analyse des textes par la critique (critique textuelle et critique littéraire des écrits, critique historique des écrits, critique historique des récits), d’autre part la confrontation des textes et du terrain (géographie, archéologie, épigraphie, ethnologie). Tel est le programme qu’annonce, dès le premier jour, la dénomination de l’École biblique, et que confirme le P. Lagrange, au bout de deux ans, au Maître de l’Ordre » (p.76). Cette analyse de textes se fait à la lumière de la foi : « …l’exégèse biblique s’enracine dans la foi, s’exerce au bénéfice de la foi et s’achève en un regard de foi » (p.86). Une telle démarche ne peut que contribuer au succès et au rayonnement de l’École biblique (1890-1900) (chap. III). Un tel rayonnement est dû aux conférences du P. Lagrange dans d’autres universités et au succès de la création de la Revue Biblique.
À partir du quatrième chapitre, l’auteur expose les difficultés diverses que le Père Lagrange a rencontrées. Dans ce 4e chapitre, il est question des premiers déboires du Père Lagrange avec la censure des publications (1891-1893). Rome ne voyait pas d’un bon oeil les écrits du fondateur de l’École biblique. Les chapitres V et VI mettent en lumière les différents combats du père Lagrange. En ce qui concerne celui du congrès de Fribourg (1897) où la question du Pentateuque était au centre des débats, trois conséquences sont mentionnées : Primo, il « a renforcé chez lui la conviction que les débats intellectuels les plus graves et les plus urgents se jouent davantage dans le monde universitaire que dans le milieu ecclésiastique, qu’il faut donc s’y trouver présent à tout prix, sinon par la parole, du moins par les publications » (p. 158). Secundo, « le congrès a fait percevoir au père Lagrange combien la recherche de solutions neuves à la crise biblique demande un climat de liberté et enfin, le congrès a confirmé la compétence du P. Lagrange et l’autorité de l’École biblique : se faire reconnaître dans le milieu scientifique international était un objectif atteint » (p. 159).
Si sa communication sur les sources du Pentateuque prenait une position nouvelle sur une question disputée (congrès de Fribourg en 1897), il n’en va pas de même de ses conférences à Toulouse, ni par les circonstances, ni par le contenu. L’auteur précise bien la nature de ces conférences : « Tout en présentant le fruit de douze années de recherche, ces conférences gardent quelque chose d’improvisé. Ni communications savantes à un congrès de spécialistes, ni cours systématiques à un auditoire d’universitaires.» (p. 182). En effet ce chapitre met en évidence le profond sens de l’obéissance du Père Lagrange. Il ne voulait pas s’engager tout seul. Mais en dépit des mesures prises pour lui par les supérieurs de l’Ordre dominicain, ses conférences ont pu provoquer pas mal de remous. Lui-même s’en explique dans ses souvenirs personnels : « Il y eut cependant pas mal de bruit ; On alla se plaindre à l’archevêché de la nouveauté de la doctrine. Mgr Germain prit sur lui de calmer les mécontents, que je laisse à la malignité du lecteur le soin de découvrir… » (p. 186). La Méthode historique du père Lagrange et sa critique assez acerbe contre Loisy lui valaient des hostilités bien dures : « En publiant la Méthode historique, le P. Lagrange s’aliénait définitivement le camp des conservateurs sans gagner pour autant l’appui des novateurs : les uns demeurent irréductiblement hostiles à toute distance prise envers la littéralité de l’Écriture, les autres ne pardonneront jamais à Lagrange de s’être dressé contre Loisy au nom de la théologie » (p. 192).
Outre ces hostilités, le père Lagrange a fait face à différentes épreuves : des écrits interdits (chap. VII) à la réprobation par Rome (chap. VIII). En ce qui concerne les écrits interdits (1904-1907), Lagrange va être réduit au silence plusieurs fois, soit comme défenseur de la Méthode historique, soit comme exégète de la Genèse, soit comme historien des Patriarches. Pour ce qui a trait à la réprobation par Rome (1907-1912), le père Lagrange fait preuve d’une grande docilité et d’un grand respect dans une obéissance totale à l’égard du pape. Obéissance qui lui valut, aux dires de l’A., de passer de la réprobation à la réconciliation (1912-1914) (chap. IX).
Le chapitre X met en relief les autres tourments du père Lagrange depuis la fondation de l’École. En premier lieu, il faut mentionner la controverse avec les franciscains (de 1891 jusqu’en 1912). Elle est double : archéologique et biblique. En ce qui concerne la controverse archéologique, « elle porte essentiellement (mais non exclusivement) sur le lieu de la lapidation du protomartyr, que les franciscains plaçaient à Gethsémani, tandis que le P. Lagrange, s’appuyant autant sur les fouilles archéologiques que sur les textes antiques, soutenait que l’on avait bien retrouvé l’église édifiée par l’impératrice Eudoxie et que cette église était située sur l’emplacement du martyre de Saint-Étienne » (p. 292). En ce qui concerne la controverse biblique, elle porte sur la position de Lagrange au sujet des « sources du Pentateuque ». En fait, les franciscains avaient du mal à accepter les remises en question qu’exigeait la critique historique aussi bien pour l’interprétation de la Bible que pour l’authenticité des sanctuaires. En second lieu, le malentendu avec les assomptionnistes résulte de l’enseignement de l’exégèse critique du Père Lagrange. Malentendu qui a débouché sur une rupture entre les assomptionnistes de Notre-Dame de France et les dominicains de Saint-Étienne. Enfin, il n’est pas sans intérêt de mentionner les litiges et polémiques avec les jésuites. Trois événements sont mis en exergue par l’auteur D’abord, la polémique du Père Alphonse Delattre contre le Père Lagrange. Les publications du jésuite précité contre la Méthode historique lagrangienne en témoignent. Ensuite, la fondation de l’Institut biblique de Rome : elle ne pouvait manquer d’apparaître à l’opinion publique comme un désaveu de l’École biblique de Jérusalem. Enfin la tentative pour établir à Jérusalem une succursale de l’Institut biblique traduit bien la volonté des jésuites de prendre le contre-pied de l’enseignement lagrangien.
Les chapitres XI et XII concernent l’École bibliquedurant la guerre et au lendemain de la guerre. Durant la guerre, l’auteur précise que l’École est réduite au Père Lagrange. En dépit de terribles problèmes de santé, ce dernier joue le rôle de publiciste, de prédicateur, de chercheur. Au lendemain de la guerre, c’est-à-dire entre 1919 et 1925, l’École biblique va connaître une suite de suspicions et de menaces venant de Rome mais elle est défendue par le Maître de l’Ordre.
Le chapitre XIII, Au temps de la relève (1925-1935) relate la relève de l’École biblique qui est assurée par un groupe de disciples que le fondateur avait formés : « tous sont devenus des maîtres incontestés, tous sont dans la force de l’âge, depuis le doyen Antonin Jaussen (cinquante-quatre ans) jusqu’au benjamin Bertrand Carrière (quarante-deux ans), professeur d’hébreu…, l’assyriologue Paul Dhorme (quarante-quatre ans), ce dernier alors prieur du couvent Saint-Étienne, directeur de l’École et de la Revue » (p. 431).
Toutefois, l’auteur a eu soin de signaler que durant cette période, le père Lagrange faisait face à de sévères difficultés de santé. Mais celles-ci ne l’empêchent pas de mener à terme, par l’intercession de la Vierge, de nouveaux projets intellectuels, tels L’Évangile de Jésus-Christ. Outre sa maladie physique, le départ du père Paul Dhorme lui a occasionné une meurtrissure inguérissable, une douloureuse épreuve. Lui-même le confesse au père Vincent : « Je vais physiquement très bien, mais le moral intellectuel est brisé. La meurtrissure est inguérissable. Je m’en remets de tout en la grâce de Notre-Seigneur » (p. 447).
Les chapitres XIV et XV racontent les dernières années du Père Lagrange et son départ définitif vers la Jérusalem céleste. Cette grande figure dominicaine reste un modèle d’une vie religieuse réussie. Le message du Maître de l’Ordre relève bien les traits spirituels les plus caractéristiques du Père Lagrange : « Dieu, premier servi, l’obéissance, voie royale par où aimait passer ce prince du savoir », « le sens de la justice que la charité avait aiguisé en lui » (p. 525).
Le chapitre XVI du livre présente un portrait du père Lagrange. Le titre même de ce chapitre l’exprime bien : « Le profil humain et spirituel du père Lagrange ». Ce qui est exposé ici ce sont les différents témoignages sur les diverses qualités de ce frère dominicain. Après avoir mis en exergue son héritage familial, l’auteur esquisse un bref portrait de ce personnage en se fondant sur quelques témoignages. En effet, le père Lagrange n’était pas seulement un savant mais il était aussi profondément croyant et spirituel : « Chez lui l’exigence scientifique la plus rigoureuse est allée de pair avec une fidélité religieuse sans défaillance. D’un bout à l’autre de sa carrière, il a été un frère prêcheur voué au service apostolique de la vérité » (p. 549).
En fin de compte, cet ouvrage est un outil indispensable pour qui veut s’informer de la vie du père Lagrange. L’analyse des faits historiques de l’auteur et son style clair et précis permettent une lecture intéressante et agréable. La riche source bibliographique et les notes de bas de page témoignent de la rigueur scientifique de l’auteur. C’est vraiment une « biographie critique » qui présente non seulement l’homme en question mais aussi son ancrage familial qui permet de bien le comprendre.
Un tel ouvrage est accessible à tous : aux simples comme aux savants. Les simples y découvriront, dans un langage simple, la foi héroïque et exemplaire d’un savant ; les savants y découvriront l’humilité, l’obéissance totale et la sainteté d’un homme de science.
Frère Charles-Junior MOÏSE, dominicain
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