Les papes du père Lagrange (I), par fr. Bernard Montagnes, o.p.


(Première partie)

Pie IX
(élu 16 juin 1846, † 7 février 1878)

C’est le pape de la bulle Ineffabilis, 8 décembre 1854, définissant le dogme de l’Immaculée Conception. Ainsi le P. Lagrange considère-t-il que par cet acte sa propre vie a été placée d’une manière particulière sous le signe de l’Immaculée : « Je suis né à Bourg (Ain), ville placée sous le patronage de Marie,  le 7 mars 1855, en la première fête de saint Thomas d’Aquin qui a suivi la proclamation du dogme de l’Immaculée Conception, heureux événement qui réjouit si profondément le cœur de ma pieuse mère. À cette occasion, on avait érigé une statue de Marie à la façade Renaissance de la belle église gothique de  Notre-Dame, l’unique paroisse alors de la ville. » (Le Père Lagrange au service de la Bible, Souvenirs personnels, Paris, 1967, p. 28 et p. 225). Sa dévotion personnelle ira toujours à Marie comme Immaculée et son premier ouvrage scientifique sur la Bible, Le Livre des Juges, publié en 1903, lui est dédié : Mariae Immaculatae Deiparae, À Marie Immaculée Mère de Dieu.

Léon XIII (élu le 20 février 1878, † 20 juillet 1903)

La nouvelle École pratique d’études bibliques, inaugurée à Jérusalem par le P. Lagrange le 15 novembre 1890, reçoit une lettre élogieuse de Léon XIII, datée du 17 septembre 1892. « Elle approuvait ce qui paraissait alors, comme disait le pape, un dessein tout à fait particulier, l’exploration de la Terre sainte, les cours et conférences, ouverts même à des personnes non catholiques, la fondation de la Revue biblique ; elle nous ordonnait d’agrandir nos courages. » (Souvenirs personnels, p. 47). Bref la lettre poussait l’œuvre de Jérusalem à aller de l’avant, dans la ligne tracée par son fondateur.

Quand Léon XIII pose un acte décisif en faveur des études bibliques par son encyclique Providentissimus Deus du 18 novembre 1893, l’École de Jérusalem n’a aucune peine à entrer dans les vues du pape, elle en reçoit une impulsion nouvelle pour « chercher la solution des difficultés dans une exégèse à la fois traditionnelle et progressive » (Souvenirs personnels, p. 53). Le P. Lagrange adhère joyeusement aux directives pontificales, mais, note-t-il, « le Saint-Père nous demande de travailler, non de la flatter ». Sur quoi Léon XIII, que le Commissaire du Saint-Office avait entretenu de l’École de Jérusalem et de la Revue biblique, « se réjouissant de tels progrès a daigné prescrire que vous soit transmise la bénédiction apostolique » (1894, 7 février, P. Thomas M. Granello au P. Lagrange, en italien). De même, en 1895, le 10 décembre, le pape envoie sa bénédiction apostolique pour la pose de la première pierre de la basilique de Saint-Étienne.

Mieux encore, en 1903, le P. Lagrange, nommé consulteur de la Commission biblique fondée par Léon XIII pour promouvoir l’étude des Saintes Écritures, est appelé à Rome, où le pape veut faire de la Revue biblique l’organe officiel de la Commission et projette de fonder à Rome une institution scientifique vouée aux études bibliques dont la direction serait confiée au directeur de l’École de Jérusalem. La mort du pape, le 20 juillet de cette année-là anéantira la tentative.

Le P. Lagrange gardera toujours une immense reconnaissance à Léon XIII pour l’impulsion donnée aux études bibliques et pour l’approbation accordée à l’École biblique. Preuve en soit la dédicace latine de l’Évangile de Jésus-Christ dont voici la traduction : À Léon XIII d’heureuse mémoire qui a si souvent recommandé par ses encycliques cet abrégé de la parole de l’Évangile qu’est le Rosaire de la B. Vierge Marie, 4 août 1928. « Je ne suis guère à la page, avec mon attachement à Léon XIII… mais la reconnaissance n’est pas interdite aux religieux » explique-t-il alors à son ami Eugène Tisserant.

Nouveau témoignage en 1932, dans Monsieur Loisy et le modernisme. À propos des « Mémoires » d’A. Loisy, Paris, Éd. du Cerf, 1932. « Incontestablement, dans les vingt dernières années du XIXe siècle, on souhaitait un rajeunissement, une modernisation – le terme est de M. Loisy – de l’exégèse. Dans ce sens j’étais moderniste[1], et j’ose dire, avec l’encouragement de Léon XIII, qui ne permettait pas seulement aux hommes d’Église de chercher des solutions nouvelles, mais qui les invitait même à profiter de tout ce qu’il pouvait y avoir de bon dans les recherches et les découvertes de ceux qui n’étaient pas catholiques. »

Par la suite, du fait de la crise moderniste, l’orientation impulsée par Rome va changer du tout au tout : à l’audace de la recherche devra se substituer la prudence de la conservation. Cependant, comme le rappelle le P. Lagrange à Mgr Tisserant en 1934, « tout est ici affaire de personnes. Quand Dieu le voudra, le progrès se fera le plus facilement du monde, comme à la fin du règne de Léon XIII ».

Pie X (élu le 4 août 1903, † 20 août 1914)

En matière d’études bibliques, l’urgence devient celle du contrôle et même de la répression. Aussi le projet d’une institution romaine vouée à la science biblique tombe en sommeil, comme le déplore le P. Lagrange, le 29 octobre 1903, dans une lettre au P. Ambroise Gardeil : « Le Saint-Père n’est évidemment pas entré dans la pensée de Léon XIII et n’y entrera probablement pas. Ceux qui veulent démolir se passent de permission… et nous en sommes là. On travaille beaucoup ici… pour l’avenir. »

Par le Père Cormier, Maître général, familier de Pie X, le P. Lagrange sait ce que le pape pense de l’École biblique. « Le Saint-Père me dit : “En cette matière, soyez dur ; vous pouvez être assuré de l’appui du Saint-Siège” » (10 septembre 1906). « Il ne pense pas qu’à Jérusalem on soit bien enchanté de ce qu’il fait et bien empressé à la seconder efficacement con amore. Un de nos Pères […] lui a dit que les études philosophiques et théologiques souffraient de la prépondérance donnée au reste » (22 avril 1908). « L’opinion s’est répandue chez certains de nos Pères que des professeurs ont pour tactique de se taire, attendant des jours meilleurs, et prévoyant que, s’ils avaient le malheur de risquer des opinions peu agréées, le pape frapperait comme un sourd, quod est inconveniens [2] » (18 juin 1909).

Non seulement le P. Lagrange est empêché en 1907 de publier quoi que ce soit sur l’Ancien Testament, mais après son Évangile selon saint Marc (1911), la Congrégation romaine responsable des séminaires jette en 1912 un blâme public sur ses publications. C’est alors que le P. Lagrange adresse au pape une admirable lettre de soumission, dans laquelle il proteste de son intention de servir l’Église et non de la subvertir, lettre qui émut Pie X. Le P. Cormier en avertit aussitôt le P. Lagrange le 5 septembre 1912 : « J’ai eu hier l’audience du Saint-Père, qui spontanément m’a exprimé sa grande et pleine satisfaction de votre lettre, m’encourageant à la publier. J’ai ajouté que vous aviez été peiné que certains vous attribuassent d’être rationaliste et insoumis. Votre désir était, au contraire, de sauvegarder la véracité, même historique de l’Ancien Testament et vos écrits dans ce sens sont de beaucoup antérieurs aux récentes décisions. » La bienveillance de Pie X se maintient ensuite puisqu’en mars 1913, comme le P. Lagrange le raconte à Tisserant, il a reçu une bénédiction spéciale du Saint-Père par un de ses anciens amis, camérier de cape et d’épée.

Dans ses Souvenirs personnels, écrits en 1926, le P. Lagrange revient sur cet épisode : « Quand je pense à l’accueil plein de bonté que fit Pie X à ma soumission de 1912, je me dis que si je lui avais écrit alors [en 1909] une lettre filiale, pour lui ouvrir mon cœur plus complètement que je ne l’avais fait jusqu’alors, ses soupçons se seraient peut-être évanouis. Je me suis trop condamné à ne rien faire qui parût être une captatio benevolentiae [3]. Et que pouvait une lettre contre les attaques sans cesse renouvelées auprès de Sa Sainteté ? » (p. 184).

Benoît XV (élu le 3 septembre 1914, † 22 janvier 1922)

Le nouveau pape a retiré l’appui pontifical aux intégristes sur lesquels s’appuyait Pie X et a dissout le Sodalitium Pianum, organisme de dénonciation connu comme la Sapinière. Or le P. Lagrange, en dépit de l’accueil cordial qu’il avait trouvé à Rome auprès de Benoît XV le 8 janvier 1915, attendait de lui une attitude plus positive touchant les études bibliques. Sa correspondance de 1920 avec Eugène Tisserant exprime quelque regret à ce sujet.

Ainsi le 8 octobre : « Ce n’est pas qu’on soit encouragé à travailler dans le domaine biblique. Je sens toujours aux aguets la même haine qui nous poursuit et n’épargne rien pour nous mettre au ban de l’opinion. Mais il faut croire que l’action directe n’est pas si facile. Car enfin l’Encyclique (Spiritus paraclitus, 15 septembre 1920), avec toutes les précautions de rigueur contre les abus, admet certains principes qui ne sont pas loin de ceux que nous prêtions à Léon XIII. Je me suis rétracté (Revue biblique 1919, p. 598) sur l’interprétation de Léon XIII, mais était-ce la peine de mener si grand train puisque l’histoire specietenus [4] figure maintenant parmi les principes admis ? Et nous avons toujours fidèlement transcrit toutes les décisions de la Commission. Même, sans attendre l’Encyclique, j’avais corrigé dans ce sens S. Marc, et mon introduction à S. Luc, dont j’avais donné le bon à tirer avant de recevoir l’Encyclique, est des plus respectueuse de ces décisions. Seulement si on ne dit rien, c’est le silence respectueux des jansénistes, si on table dessus, c’est par hypocrisie ! Cruelle énigme ! Quoi qu’il en soit, nous nous renfermerons de plus en plus dans les questions de critique textuelle, etc. »

Et encore le 5 novembre, alors que l’École biblique vient d’être reconnue officiellement comme École archéologique française. « C’est un beau succès que cette reconnaissance de la valeur de l’École, et j’en bénis Dieu. Mais vous savez, cher ami, que je tiens par toutes les fibres de mon âme à l’Église, et que je serais plus heureux encore si le Pape actuel confirmait la bienveillance si particulière dont Léon XIII m’avait honoré. Malheureusement je ne puis guère l’espérer ! Assurément l’Encyclique n’est pas dirigée contre nous, comme le disent quelques personnes, et ne nous gêne pas dans nos recherches. Si j’avais mal compris une phrase de Léon XIII, je m’étais déjà rétracté dans la Revue biblique. Mais enfin nous ne recueillons que le silence, où j’aurais voulu un encouragement. D’autant que je crains que ceux qui se sont faits nos adversaires ne continuent à interpréter sinistrement tous nos gestes. Pour moi je n’hésiterai pas à leur céder la place et à nous confiner dans notre situation d’école archéologique. Si c’est le désir du Saint-Père, il n’a qu’un geste à faire, un désir à exprimer. Si seulement je puis achever d’imprimer le commentaire de S. Luc, je serai trop heureux après cela de garder le silence. »

Aussi, un an plus tard, le 22 novembre 1921, le P. Lagrange est-il heureux d’annoncer au même correspondant qu’un prélat envoyé de Rome à Jérusalem pour les affaires du patriarcat latin lui avait tenu, faute de mieux, des propos rassurants : « Mgr Biasiotti m’a dit que le Saint-Père me faisait dire d’être tranquille, qu’on ne me ferait plus d’ennuis. Meno male [5]. S’il est permis au cardinal Billot de faire sauter la théologie avec son pétard [6], on pourrait nous laisser continuer nos études littéraires. »

(La Revue du Rosaire, n° 196, décembre 2007)


 

Notes    (↵ returns to text)

  1. Tel est bien le mot qui figure dans le manuscrit. L’intervention d’un censeur timoré l’a fait remplacer dans l’imprimé par le mot moderne !
  2. Ce qui ne convient pas.
  3. La captatio benevolentiae est un procédé rhétorique qui consiste à s’assurer d’entrée de jeu de la sympathie de l’interlocuteur.
  4. Comme telle.
  5. Moindre mal.
  6. Il s’agit des articles du cardinal Billot dans les Études de 1920, 1921 et 1922, sur La Providence de Dieu et le nombre infini d’hommes en dehors de la voie normale du salut Voir DTC IX, col. 771.

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