(Deuxième partie et fin)
5. Pie XI (élu le 6 février 1922, † 10 février 1939)
Le P. Lagrange tient pour providentielle l’élection d’un pape « qui a toujours été un fidèle abonné de la Revue biblique et un donateur pour notre bibliothèque. Mais, encore une fois, ce n’est pas moi qui l’encombrerai » (23 février 1922). Le 10 avril, au P. Allo : « L’élection de Pie XI m’apparaît un événement de tout premier ordre : plus que bien des volumes d’apologétique. Cependant je me tiens sur une extrême réserve… Il a toujours été un fidèle abonné de la Revue biblique. Mais il est le pape. » Et encore le 17 avril, au P. Vosté : « Pie XI est homme à avoir son avis et à le dire : je suis à ses ordres. Son élévation est déjà un argument pour l’Église. » De même le 18 mai, au P. Condamin : « L’élévation de S.S. Pie XI me paraît extrêmement heureuse. Que fera-t-il pour les études ? Nous n’en savons rien. C’est une consolation pour nous qu’il ait toujours été abonné à la Revue biblique… Attendons. »
Le Maître général Theissling, qui a succédé en 1916 au P. Cormier à la tête de l’Ordre, vient en personne effectuer en 1922 la visite canonique du couvent Saint-Étienne de Jérusalem. Dans son allocution d’ouverture, le 10 avril, il raconte qu’avant son départ de Rome Pie XI lui a accordé une audience privée au cours de laquelle le Saint-Père lui a déclaré : « Pour le P. Lagrange et pour ses études j’ai toujours eu et je conserve toujours une grande vénération. » Dans sa conclusion du 15 avril, le P. Theissling annonce qu’il s’efforcera d’obtenir du pape que l’École biblique puisse conférer la licence biblique.
Le 28 juin, le P. Theissling est reçu en audience par Pie XI, dont il rapporte ainsi au P. Savignac les paroles : « Il m’a affirmé nettement sa vénération personnelle pour le P. Lagrange et m’a chargé de lui envoyer sa bénédiction très spéciale, pour lui et pour toute l’École, pour les travaux des maîtres et des élèves. Quant à faire plus, a-t-il ajouté, j’ai besoin de temps. Il me faut examiner toutes choses et bien me rendre compte ! »
Enfin le 20 juillet, le P. Theissling s’adresse au P. Lagrange : « Il est très exact que j’ai présenté à Sa Sainteté vos commentaires , et je puis ajouter que le Saint-Père m’en a témoigné sa gratitude et m’a exprimé son admiration pour vos travaux. Il a bien voulu vous bénir très cordialement ainsi que toute l’École biblique. Mais j’ai compris que le moment n’était pas venu d’obtenir autre chose. […] C’est déjà beaucoup de savoir que nous pouvons compter sur la bienveillance personnelle de Sa Sainteté. »
Par le P. Vosté, on connaît encore un autre propos du pape au P. Theissling[1]. « Alors qu’était née, non sans raison, la crainte d’une dénonciation au Saint-Office, Pie XI répondit au P. Theissling : “Nous connaissons les œuvres du P. Lagrange. C’est un savant qui écrit pour des savants. Nous voulons que les savants catholiques jouissent d’une juste liberté, sans laquelle on ne peut espérer aucun progrès en matière scientifique”. »
Quant aux dispositions intérieures du P. Lagrange, ce sont celles qu’il confie à Eugène Tisserant. Le 8 mai : « Au fond je ne tiens absolument qu’à une chose, avoir la conscience en repos sur les tendances qu’on nous a tant reprochées. C’est la seule chose que je demande personnellement au Saint-Père – sans le lui dire ! » Le 27 juillet : « Nous attendons toujours que le Saint-Père daigne nous accorder quelques paroles favorables. Il a demandé du temps pour réfléchir, tout en envoyant très cordialement sa bénédiction. Pour moi c’est déjà beaucoup que ce ne soit pas ad duritiam cordis[2]. »
La bienveillance de Pie XI envers la personne du P. Lagrange et à l’égard de l’École biblique n’ira jamais au-delà, même lorsque les relations entre le pape et l’Ordre s’amélioreront grâce au Maître général Gillet élu en 1929[3]. « Il semble que notre nouveau Père général est bien vu du Saint-Père et il fera certainement beaucoup s’il se soutient dans sa bienveillance », écrit le P. Lagrange à Mgr Tisserant le 8 janvier 1930. De Rome parviennent à Jérusalem des signes favorables, mais non le statut qui aurait permis à l’École de décerner la licence. Ainsi, comme le raconte le P. Lagrange au P. Gillet le 12 octobre 1933 : « Mgr le délégué, à peine arrivé, est à la mort ou déjà mort. Nous le regrettons beaucoup ; il était très ouvert, très bienveillant, et m’avait assuré avec une insistance spéciale de la bienveillance du Saint-Père. Je lui ai dit que, d’après tel prélat, on m’avait pardonné, mais que je ferais bien de me reposer. Il a protesté, je crois très sincèrement, que je devais continuer à travailler. Je continue, mais je ferais mieux de ma préparer à la mort. » De même le P. Lagrange se réjouit après son jubilé d’ordination (24 décembre 1933) : « J’ai été bien heureux de recevoir la bénédiction de Sa Sainteté, par le Père général que j’ai prié d’être l’interprète de ma profonde gratitude. »
Le pape, en nommant le cardinal Tisserant président de la Commission biblique (11 juillet 1938), savait bien qu’il confiait cette charge à un proche du P. Lagrange. Ainsi que le rapporte le cardinal au P. Gillet le 23 juillet : « Le Souverain Pontife m’a parlé du Père Lagrange, me disant que si beaucoup accepteront ma nomination avec plaisir, d’autres en éprouveront un peu d’inquiétude ; et le Saint-Père d’ajouter un bel éloge du Père Lagrange, grand savant et grand croyant, excellent serviteur de l’Église, qui avait été poursuivi outre-mesure pour quelques lignes d’une de ses conférences de Toulouse, qui sans doute ne méritaient pas d’être approuvées, mais n’auraient pas dû non plus lui être reprochées si rigoureusement[4]. »
En définitive, c’est le pape Pie XII, élu (le 2 mars 1939) un an après la mort du P. Lagrange (le 10 mars 1938), qui par son encyclique Divino afflante Spiritu (du 30 septembre 1943) donne gain de cause à la méthode critique préconisée par le P. Lagrange. Voici comment le futur cardinal Saliège présentait alors le document pontifical dans La Semaine catholique de Toulouse du 15 octobre 1944 : « La lettre du Souverain Pontife est faite pour faire taire ces ignorants que sont les intégristes. Dans les demeures éternelles, le R.P. Lagrange et beaucoup d’autres avec lui chantent : Amen, amen ; alleluia, alleluia ! »
(La Revue du Rosaire, n° 197, janvier 2008)
- Ce propos n’est pas daté mais il trouve place nécessairement entre l’élection du pape en février 1922 et le décès du Maître général le 2 mai 1925.↵
- Ad duritiam cordis : Matthieu 19, 8 ; Marc 10, 5. C’est à cause de la dureté de votre cœur qu’il vous a fait cette ordonnance.↵
- Martin-Stanislas Gillet, élu pour remplacer Maître Paredes, qui avait été contraint de démissionner.↵
- Lettre du cardinal à Maître Gillet conservée aux Archives de l’Ordre : AGOP V, 309.↵