À la fin du XIXe siècle, une crise grave secouait l’Église. L’avancée des sciences humaines, en différents domaines, interdisait de lire la Bible d’une manière trop naïve. Il fallait harmoniser les exigences de la science et celles de la foi. Un dominicain voua sa vie à l’interprétation de la Bible dans l’Église, le Père Marie-Joseph Lagrange, qui sut joindre aux rigueurs du labeur scientifique une profonde expérience spirituelle.
Comme les juifs, comme les musulmans, les chrétiens croient que Dieu s’est révélé aux hommes et qu’il leur a parlé. Pour les disciples du Christ, cette parole de Dieu se découvre dans la Bible, un livre, ou plutôt un ensemble de livres en trois langues, hébreu, araméen et grec, dont la composition s’étale sur des siècles, les plus récents datant de la fin du 1er siècle de notre ère. Près de deux millénaires nous séparent de la littérature biblique que l’Église a pour mission d’interpréter, d’actualiser, et de rendre vivante et compréhensible pour l’homme d’aujourd’hui. Elle est assistée dans cette tâche par des savants qui, à la lumière de la foi, et sous son autorité, passent leur vie à scruter les saintes Écritures afin d’y découvrir le visage de Dieu et ce qu’il veut nous dire. On appelle ces chercheurs “exégètes”, nom dérivé d’un mot grec qui signifie “explication”. Il y en a toujours eu dans l’Église. Dès les premiers siècles de notre ère, des chrétiens ont entrepris d’établir un texte sûr à la lumière des meilleurs manuscrits, de le traduire dans les diverses langues modernes et de le commenter pour nourrir la foi des fidèles.
“Lumière de l’Église”
Albert Lagrange, Marie-Joseph sera son nom de religieux, est né le 7 mars 1855, à Bourg-en-Bresse, où son père exerçait l’office de notaire. Son père était “chrétien jusqu’aux moelles”, sa mère, très douce, artiste, et femme de prière. À trois ans, l’enfant est présenté au curé d’Ars qui aurait dit en le voyant : “Cet enfant deviendra une lumière de l’Église”. Pensionnaire au petit séminaire d’Autun, Albert fit d’excellentes études secondaires. On apprenait alors, par cœur, l’Évangile de Luc en grec, on lisait les grands classiques en grec et en latin. Admissible à Saint-Cyr, le jeune étudiant préfère le droit, il se destine à la carrière d’avocat. Il passera le doctorat à la faculté catholique de Paris, s’inscrit au barreau et plaide quelques fois. Mais un jour où il priait dans l’église Saint-Sulpice, il avait éprouvé une émotion intense. “En sortant, écrira-t-il, je n’étais plus le même”. Il songe alors à la vie religieuse dominicaine, et pour se préparer aux austérités de l’ordre des prêcheurs, il entre au séminaire d’Issy-les-Moulineaux où il nouera de solides amitiés et rencontrera des maîtres spirituels qui lui donneront le goût des Écritures. Le 6 octobre 1879, il prend l’habit au couvent des dominicains de Saint-Maximin, dans le Var. Un an plus tard, des décrets d’expulsion obligent les religieux à émigrer en Espagne. Le frère Marie-Joseph Lagrange part à Salamanque où il va étudier la théologie et les langues orientales. Ordonné prêtre le 22 décembre 1883, il enseigne à la maison d’études des dominicains de Salamanque puis à Toulouse où il arrive en 1886. À Vienne, où il avait été envoyé pour parfaire sa connaissance des langues anciennes, le Père Lagrange reçoit, le 5 février 1889, l’ordre de son prieur provincial de se rendre au couvent de Jérusalem pour y fonder une École d’Écriture Sainte. Cette école s’ouvrira le 15 novembre 1890, dans un ancien abattoir turc.
L’École biblique de Jérusalem
L’étude de la Bible posait alors bien des problèmes à l’Église catholique. L’avancée des sciences humaines ne risquait-elle pas de mettre en question les données fondamentales de la Bible ? Pouvait-on se livrer à une étude scientifique de textes sacrés que les croyants considéraient comme Parole de Dieu ? Persuadé que la recherche de la vérité ne doit jamais avoir peur de ce qu’elle va découvrir, le Père Lagrange s’engagera dans la bataille afin de concilier la foi et la raison, la science et la conscience, le dogme et la critique. Toutes les sciences humaines devaient être mises au service de l’étude de la Bible, Parole de Dieu en langage d’homme. La méthode historico-critique, indispensable pour l’étude scientifique du sens des textes anciens, s’appliquait aussi à la Bible. L’exégèse catholique devait donc étudier les processus historiques de production des textes bibliques, suivre leur cheminement progressif, et mettre en œuvre pour y parvenir des critères scientifiques aussi objectifs que possible. Elle devait tenir compte des genres littéraires, de la provenance géographique et de l’origine historique des écrits. L’entreprise n’alla pas sans difficultés. Injustement dénoncé, Lagrange, longtemps suspect aux yeux des autorités romaines, fut accusé de sacrifier la lettre de la Bible aux exigences de la critique. Jamais lâche, toujours docile, travailleur acharné, théologien sans failles, il cherchait avant tout à servir l’Église et son honneur. Il se souciait du salut des âmes, à une époque qui les exposait aux dérives nombreuses. Il consacra sa vie au service de la Parole de Dieu par l’enseignement oral ou par les livres. Il fut tout autant savant qu’homme de prière et contemplatif. Dans la célébration commune de la liturgie, dans la récitation personnelle du rosaire, il puisait une force intérieure et une sérénité que rien ne parvenait à ébranler.
Une œuvre immense
Son œuvre, immense, remplit d’admiration celui qui la parcourt, une trentaine de livres dont la plupart fort épais, plus de 250 articles savants, et de multiples recensions, soit, au total, à peu près 16 000 pages de science biblique selon une estimation vraisemblable. Le Père Lagrange a commenté les quatre évangiles, les lettres de saint Paul aux Romains et aux Galates. Il a consacré deux ouvrages au judaïsme ancien, trois gros volumes d’introduction à l’étude du Nouveau Testament, un sur les religions sémitiques, il a écrit une vie de saint Justin, etc.
Dans toutes ses œuvres, on retrouve la mise en pratique d’une méthode, neuve à l’époque dans l’Église, mais qui allait faire école, appuyée sur quelques principes essentiels. Il vérifiait tout ce qu’il avançait. Il comprenait les textes dans leur cadre historique et géographique. Il identifiait leurs genres littéraires. Disciple de saint Thomas d’Aquin, il raisonnait avec rigueur pour tirer des conclusions qui ne devaient rien au hasard ou à la passion. Il demeurait fermement convaincu qu’il ne peut y avoir d’opposition entre la science et la foi de l’Église. Sauf une interruption d’une année scolaire en 1912-1913, et de quatre ans durant la guerre 1914-1918, le Père Lagrange a toujours vécu à Jérusalem où, durant quarante-cinq ans, il n’a jamais cessé d’animer le travail de l’École biblique et archéologique française. Pour des raisons de santé, il dut se retirer, en octobre 1935, au couvent de Saint-Maximin où il mourut, le 10 mars 1938, entouré par l’affection et l’admiration de ses frères qui l’avaient accueilli avec vénération. Sa dépouille, transférée à Jérusalem en 1967, repose maintenant dans le chœur de la basilique du couvent Saint-Étienne. Sur la pierre tombale, on peut lire cette inscription, rédigée en latin :
“Ici repose le frère Marie-Joseph Lagrange, de l’Ordre des Prêcheurs, fondateur de l’École biblique de Jérusalem, infatigable interprète des saintes Lettres. (En paix. 7 mars 1855 – 10 mars 1938)“.
Une méthode et un esprit
De ce grand savant et de ce fils de l’Église, loyal et affectueux, il reste aujourd’hui une méthode et un esprit dont lui-même n’avait pu qu’entrevoir le succès que de loin. Ce qu’il avait semé, dans les larmes parfois, d’autres devaient le moissonner dans la joie. Le 30 septembre 1943, l’encyclique Divino afflante Spiritu rend hommage au travail de l’École biblique. La constitution dogmatique Dei Verbum du deuxième concile du Vatican, promulguée le 18 novembre 1965, reconnaissait la nécessité d’appliquer à l’interprétation de la Bible les principes de la méthode historico-critique. L’ouverture du procès de canonisation du Père Lagrange invite à reconnaître la sainteté exemplaire de sa vie. L’École biblique et archéologique française de Jérusalem poursuit le travail de son fondateur en s’appuyant sur les mêmes exigences de compétence scientifique et de service de l’Église. La méthode historico-critique a, certes, des limites, mais elle reste indispensable. Avec l’aide d’autres méthodes, elle ouvre au lecteur moderne l’accès à la signification du texte de la Bible, tel que nous l’avons.
Les nécessités du temps ont confiné le Père Lagrange dans le domaine ardu de l’exégèse historique, mais il aurait aussi voulu faire goûter les fruits savoureux de l’exégèse spirituelle et de la tradition des Pères de l’Église. Il sut toujours garder le souci de dégager la signification théologique des textes qu’il commentait. Sa critique n’a jamais la froideur du scalpel. Sa recherche de la vérité a libéré la foi de tous les enfantillages qui n’en font pas partie, de toute lecture naïvement fondamentaliste et de toute tentative qui voudrait privilégier une fausse piété aux dépens de la science.
Dans cet immense océan qu’est la Bible, “dont on ne peut suivre les rives sans que le regard demeure attiré vers les profondeurs de l’infini“, Dieu a donné “un travail interminable à l’intelligence humaine“. “Il lui a ouvert un champ indéfini de progrès dans la vérité”. Cette réflexion que le Père Lagrange livrait à ses auditeurs il y a plus d’un siècle, lors de sa leçon inaugurale, reste toujours d’actualité. L’exégèse de la Bible est un travail sans fin, toujours à reprendre. Le fondateur de l’École biblique a donné à ce labeur austère une méthode et un esprit dont la fécondité est loin d’être épuisée. Il savait qu’une exégèse et une critique vraiment scientifiques ne pouvaient être en désaccord avec la foi. Il a cru qu’on pouvait avoir confiance dans la force de la vérité.
Source : www.mavocation.org
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