Au mois de décembre 2007 les médias ont mis en lumière le Père Lagrange à deux occasions : le décès de l’historien des religions Jean Bottéro[1] et le discours du président de la République Nicolas Sarkozy au palais du Latran.
Jean Bottéro
L’historien Jean Bottéro[2], spécialiste de la Bible et du Moyen-Orient antique, ancien directeur d’études (assyriologie) à la section de philologie et d’histoire de l’École pratique des hautes études, est décédé le 15 décembre 2007 à l’âge de quatre-vingt-treize ans à Gif-sur-Yvette (Essonne). Il était né le 30 août 1914 à Vallauris (Alpes-Maritimes) où son père était potier. Entré au petit séminaire de Nice il était devenu dominicain de la province de Toulouse. Après son noviciat au couvent de Biarritz en 1931, Jean Bottéro avait vécu à Saint-Maximin. C’est là qu’il fit la connaissance du Père Lagrange retourné dans sa province pour des raisons de santé et de vieillesse. Le fondateur de l’École biblique de Jérusalem discerna la vocation à l’exégèse et à l’archéologie chez deux frères d’origine niçoise : Jean Bottéro et Marie-Joseph Stève[3]. Amis d’enfance, ils étaient animés par une passion commune pour l’étude de la Bible et de son terrain, la Terre sainte.
La chronique du noviciat de Saint-Maximin en 1935 évoque l’affection du Père Lagrange envers Jean Bottéro : « Le petit frère Pierre (prénom en religion) Bottéro, fatigué depuis longtemps, est obligé de se séparer de ses frères pour une année tout entière […]. Il s’en va près de Lyon, dans les montagnes, se reposer et prendre l’air pur. Il nous quitte très courageux et souriant, le 12 novembre. Détail touchant, le P. Lagrange, qui a négocié avec des relations personnelles le séjour du Fr. Pierre là-bas, l’accompagne lui-même. À un petit frère de vingt ans, un vénérable maître en théologie de quatre-vingts ans pour socius ! » C’est un cousin du P. Lagrange qui prit en charge la pension du Fr. Bottéro au sanatorium de Pollionnay (Rhône).
En 1939, un an après le décès du P. Lagrange, c’est le Fr. Bottéro qui tient la chronique : « 10 mars. Anniversaire de la mort du P. Lagrange. La messe conventuelle est célébrée pour lui, et après déjeuner on va chanter un Libera me sur sa tombe. Imple Pater quod dixisti [4]. »
Jean Bottéro[5] n’a jamais caché sa reconnaissance envers l’ordre des Prêcheurs et à l’égard du P. Lagrange qui lui avait ouvert les yeux à l’intelligence des Écritures à l’image de Jésus envers les disciples d’Emmaüs. Dans son livre Babylone et la Bible [6] il évoque l’influence décisive du vénéré maître :
« C’est en effet au cours de ma dernière année de philosophie que j’ai fait la connaissance du P. Lagrange, qui avait quatre-vingts ans. Un des deux seuls hommes vraiment et totalement grands que j’ai rencontrés dans ma vie, pourtant longue, et qui en a vu défiler beaucoup – l’autre, c’est le P. Chenu[7]. Tous les deux ans, il venait passer les vacances en France. Il aimait beaucoup Saint-Maximin (il bello ovile ov’io dormii agnello, “ le beau bercail où j’ai dormi agneau ”, comme il disait, en citant la Divine Comédie), et il avait l’habitude d’y demeurer quelques jours.
Je n’étais pas tellement tourné vers l’exégèse – mais tout le monde avait un grand respect et une vive admiration pour cet homme. Il aimait qu’on lui pose des questions. Comme je redécouvrais Platon, à l’époque – je le lisais dans la collection Firmin-Didot –, je lui ai demandé si, selon lui, il fallait lire Platon. Il m’a répondu d’abord que la question avait quelque chose d’insidieux dans une maison où régnait Aristote ! Puis il a ajouté : “ Ce que je peux vous dire, c’est que Platon est le premier à avoir enseigné qu’il faut aller à la vérité de toute son âme. ” […] Le Père Lagrange m’a dit : “Apprenez d’abord l’allemand –c’est la première des langues sémitiques .”
[…] Pendant les vacances, nous partions dans une ferme isolée et à demi ruinée qu’un riche ami du couvent nous cédait, à l’est de la Sainte-Baume. Il y avait là des glacières : d’énormes trous de trente mètres de diamètre, et autant de profondeur, dont les orifices étaient calculés pour y faire circuler des courants d’air frais, et où l’on entreposait la glace de l’hiver pour en livrer les cafés et hôtels, de Toulon à Marseille. Nous menions là une vie religieuse réduite – le matin, il y avait la messe, le soir, le chant des complies, mais le reste des offices n’était pas récité en commun, chacun faisait à son gré ; on mangeait ensemble, on parlait librement, et on pouvait lire ce qu’on voulait. J’avais apporté Eschyle et saint Léon le Grand, dont j’aime beaucoup le latin solennel, impérial et sonore. On se promenait, on explorait les gouffres alentours : avec Stève, nous étions toqués de spéléologie et nous descendions dans des trous de jusqu’à cent mètres de profondeur.
En principe, nous partions là-bas après les examens, vers la mi-juillet. Mais mon régime voulait que, dès la fin des cours, aux premières canicules, je monte d’abord à la Sainte-Baume. Le P. Lagrange y montait aussi, les grosses chaleurs de Saint-Maximin le fatiguaient beaucoup. Le matin, il défendait sa porte. L’après-midi, après la sieste – toujours sacrée, et bien salubre en été – on allait se balader, dans ce beau paysage. On lisait Goethe, Eschyle, Dante, qu’il me commentait, et il me racontait un peu sa vie. Il ne me donnait pas de conseils précis, mais nous parlions librement. Il avait le sens de l’amitié, avec toute la distance que suppose le grand âge – il avait le sens de l’amitié noble.
[…] Le maître des étudiants – à qui on avait demandé la permission, comme c’était régulier – nous laissait descendre, Stève et moi, chez le P. Lagrange deux fois par semaine pour une heure ou deux : une fois, on faisait de l’anglais, une fois du grec. En anglais on lisait Hamlet, qu’il avait beaucoup ruminé, aussi bien qu’Eschyle. »
Jean Bottéro avait la grâce de l’amitié. À de multiples reprises j’ai entendu parler de lui, surtout à Nice. Loin de tout carriérisme ou mondanité il faisait découvrir les religions anciennes avec clarté et simplicité. Il aimait faire la cuisine et célébrer l’amitié. Ceux qui l’ont rencontré – dominicains, prêtres et laïcs – se plaisent à parler de lui, le visage encore illuminé par le souvenir des échanges et de sa cordialité. Il connaissait bien le couvent des dominicains de Nice où il rendait visite à son vieil ami fidèle le frère M. J. Stève. En l’église dominicaine de Saint-François-de-Paule une messe a été célébrée pour lui le 26 décembre 2007.
Le discours du président de la République au Palais du Latran[8]
À l’occasion de sa visite à Sa Sainteté le pape Benoît XVI, Nicolas Sarkozy a prononcé un discours au palais du Latran devant les cardinaux le jeudi 20 décembre 2007. Il a expliqué sa vision de la « laïcité positive » :
« La laïcité ne saurait être la négation du passé. Elle n’a pas le pouvoir de couper la France de ses racines chrétiennes. Elle a tenté de le faire. Elle n’aurait pas dû. […] Arracher la racine, c’est perdre la signification, c’est affaiblir le ciment de l’identité nationale, et dessécher davantage encore les rapports sociaux qui ont tant besoin de symboles de mémoire. […] C’est pourquoi j’appelle de mes vœux l’avènement d’une laïcité positive, c’est-à-dire une laïcité qui, tout en veillant à la liberté de penser, à celle de croire et de ne pas croire, ne considère pas que les religions sont un danger, mais plutôt un atout. »
Il s’agit d’un discours important qui apporte une conception renouvelée de la laïcité. Alors que la société et les philosophies sont en pleine évolution, il convient de participer à l’élaboration de concepts et de projets de société. Les chrétiens gagnent à approfondir et à préciser le sens du mot « laïcité ». Il y a une laïcité éteignoir, castratrice, triste et attristante qui rejette toute religion comme étant cause possible de guerre. Le risque existe même d’un intégrisme laïque. Il est une laïcité méfiante et honteuse à l’égard des religions. L’Église catholique souffre encore aujourd’hui en France de l’amalgame suscité par les débats sur le voile. La crainte du communautarisme bloque beaucoup d’esprits. Le discours au palais du Latran met en valeur la contribution de l’Église catholique à la civilisation française :
« Les racines de la France sont essentiellement chrétiennes. Et la France a apporté au rayonnement du christianisme une contribution exceptionnelle. Contribution spirituelle et morale par le foisonnement de saints et de saintes de portée universelle : saint Bernard de Clairvaux, saint Louis, saint Vincent de Paul … Contribution intellectuelle, si chère à Benoît XVI : Blaise Pascal, Jacques Bénigne Bossuet, Jacques Maritain, Emmanuel Mounier, Henri de Lubac, René Girard …Qu’il me soit permis de mentionner également l’apport déterminant de la France à l’archéologie biblique et ecclésiale, ici à Rome, mais aussi en Terre sainte, ainsi qu’à l’exégèse biblique, avec en particulier l’École biblique et archéologique française de Jérusalem. »
Le P. Lagrange, fondateur de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem[9], continue de rapprocher aujourd’hui la culture et la foi alors que beaucoup de chrétiens regrettent la diminution du nombre de figures intellectuelles chrétiennes et la présence amoindrie de l’Église dans les débats publics et les médias.
Prions pour que la reconnaissance de la sainteté du P. Lagrange soit un phare qui éclaire ceux qui marchent dans les ténèbres de l’agnosticisme sans croire en la révélation divine.
« Une lampe sur mes pas, ta Parole, une lumière sur ma route, Seigneur » (Psaume 119, 105).
(La Revue du Rosaire, n° 198, février 2008)
- Article élogieux de Philippe-Jean CATINCHI dans Le Monde, 26 décembre 2007. Notice dans Nice Matin le samedi 22 décembre 2007.↵
- Auteur de nombreux ouvrages : Lorsque les dieux faisaient l’homme. Mythologie mésopotamienne, Gallimard, 1989 ; La plus belle histoire de Dieu. Qui est le Dieu de la Bible ? Seuil, 1997 ; Jean Bottéro-Marie-Joseph Stève, Il était une fois la Mésopotamie. Babylone, à l’aube de notre culture, Gallimard, 1994 ; La plus vieille cuisine du monde, Audibert, 2002 ; Le code d’Hammurabi n°5 , Éd.l’Accueil, 1968 ; Naissance de Dieu. La Bible et l’historien, Gallimard, 1986 ; La plus vieille religion en Mésopotamie, Gallimard, 1998 ; Mésopotamie, l’écriture, la raison et les dieux, Gallimard, 1987 ; L’épopée de Gilgamesh. Le grand homme qui ne voulait pas mourir , Gallimard, 1992 ; Babylone et la Bible. Entretiens avec Hélène Monsacré, Les Belles Lettres, 1994.↵
- Voir Bernard MONTAGNES, Marie-Joseph Lagrange, une biographie critique, Éd. du Cerf, 2004. Voir aussi La Revue du Rosaire (Dominicains, 9 rue Saint-François-de-Paule, 06300 Nice), n.192, juillet-août 2007, p. 33 : « Le frère Marie-Joseph Stève, disciple du Père Lagrange ».↵
- Le Fr. Bottéro applique au P. Lagrange la liturgie de saint Dominique chanté habituellement par les frères à la fin de l’office des complies : O spem miram, quod dedisti mortis hora te flentibus, dum post mortem promisisti te profuturum fratribus ! Imple, Pater, quod dixisti, nos tuis juvans precibus. (Ô quelle merveilleuse espérance tu donnas, sur le point de mourir, à ceux qui te pleuraient, quand tu promis qu’après ta mort tu serais plus utile aux frères. Père, tiens ta promesse en nous aidant de tes prières.)↵
- Jean Bottéro a quitté l’ordre des prêcheurs et le sacerdoce en 1950.↵
- Jean BOTTERO, Babylone et la Bible, Entretiens avec Hélène Monsacré, les Belles Lettres, 1994, pp 15-25.↵
- Note de La Revue du Rosaire : le Fr. Marie-Dominique Chenu, dominicain (1895-1990), théologien au concile Vatican II, choisi par Mgr Claude Rolland, évêque d’Antsirabé (Madagascar), est connu pour ses travaux sur saint Thomas d’Aquin et pour le soutien qu’il accorda aux prêtres-ouvriers dans les années cinquante avec un autre frère dominicain, le Fr. Yves Congar, nommé cardinal par le pape Jean-Paul II.↵
- Outre le discours du président de la République au palais du Latran disponible sur plusieurs sites Internet, on peut lire les entretiens de Nicolas Sarkozy alors ministre de l’Intérieur et des cultes avec Thibaud Collin et Philippe Verdin o. p. : Nicolas Sarkozy. La République, les religions et l’espérance. Entretiens avec Thibaud Collin et Philippe Verdin, Cerf, 2004.↵
- Voir « Mémoire dominicaine V », Cerf, 2002. Dans la préface le Fr. Bernard Montagnes rappelle l’origine et l’originalité de cette école : « L’ École biblique et archéologique française de Jérusalem présente un statut paradoxal. En effet, cette œuvre est à la fois une institution d’Église créée par les dominicains français en 1890 sous le nom d’École pratique d’études bibliques, voulue à dessein par le fondateur, le P. Lagrange, et une institution de la République, l’École jouissant depuis 1920, du statut d’École archéologique française de Jérusalem, sous la houlette de l’académie des Inscriptions et Belles-Lettres. » (p.1).↵
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