Écrits de circonstances-Discours inaugural du président le Révérend Père Lagrange – The Journal of the Palestine Oriental Society, Jérusalem 1920

The Journal of the Palestine Oriental Society
vol. 1, october, 1920-1921, n° 1, p. 7
Jerusalem
Printed by W. Drugulin, Leipzig (Germany)

Discours inaugural du président le Révérend Père Lagrange, Jérusalem

 

Mesdames et Messieurs,

Que faisons-nous ? Nous offrons vraiment un spectacle étrange. L’Europe, l’Asie, le monde entier, vient d’être en proie à la plus effroyable tourmente que l’histoire ait connue. Le sol tremble encore. À la guerre entre les nations succède le malaise, sinon partout la lutte ouverte entre les classes. Il se forme des comités pour assurer le bon ordre, pour essayer de pourvoir au pain quotidien. On se demande si l’humanité pourra vivre dans des conditions économiques nouvelles. Tous les regards se portent anxieux vers l’avenir. Et nous voilà réunis pour traiter de menus problèmes qui ont à peine intéressé le passé, pour discuter du sens des mots et des règles de la grammaire, nous occuper de la géographie ancienne, des fleurs des champs, des vieilles mélopées, des lettres gravées sur les rochers de la Palestine !

En vérité, je crains qu’on ne nous reproche de jouer à la poupée dans un monde adulte, inquiet de ses destinées et que des problèmes plus urgents préoccupent.

Mais d’abord, Messieurs, nous travaillons, et c’est un excellent exemple que nous donnons dans un temps où les bras qui ont tenu l’épée répugnent à reprendre les outils ou la charrue. Nous travaillons, et la journée de huit heures nous paraît trop courte pour assouvir notre curiosité. Autant que la crise du pétrole le permet, vous prolongez vos veilles studieuses bien avant dans la nuit, et si l’insécurité du pays n’y faisait obstacle, on vous verrait reprendre l’exploration du sol pour lui arracher ses secrets. Travailler, c’est la vieille loi, opportune si l’on ne veut pas que notre humus palestinien se recouvre de nouveau de ronces et d’épines, et le travail de l’esprit n’est pas moins pénible parfois que celui de défricher la steppe. Nous proclamons à notre manière qu’il est bon que chacun reprenne son poste et s’emploie au bien général.

Il est vrai que nous portons nos efforts ailleurs que les utiles ouvriers qui nous fournissent le pain, mais j’ose dire qu’à eux-mêmes nous ne sommes pas inutiles. Car l’homme d’aujourd’hui, si fier qu’il soit des progrès de son industrie, si haut qu’il élève son vol, n’est point un titan qui vienne de sortir du sein de la terre. C’est l’héritier de générations nombreuses, et il est soumis, quoiqu’il en pense peut-être, aux obscures influences de son hérédité et à des lois éternelles ; un poids de plus de quarante siècles le courbe vers la terre, un appel non moins ancien l’invite aux choses d’en haut. Si quelque jour pouvait percer les ténèbres de l’avenir, si quelque chose d’humain peut éclairer le présent, nous guider dans notre route, nous fortifier dans l’épreuve, raviver nos plus nobles espérances, c’est la leçon du passé, c’est la lumière de l’histoire. Seulement nous ne voulons plus de cette histoire, fille de l’imagination, qui brosse de grands tableaux et range dans un bel ordre des faits éclatants dont elle n’a pas contrôlé l’exactitude. Notre méthode exige des données précises, fussent-elles de médiocre apparence. C’est par une étude attentive, patiente, à la suite d’une enquête poursuivie dans tous les milieux, que se fait aujourd’hui l’histoire. Les forces d’un homme n’y suffisent plus. Nous ne sommes plus au temps d’Hérodote, ni même de Bossuet ou de Macaulay.

Et voilà pourquoi, Messieurs, nous nous sommes groupés. Il serait assurément difficile de rencontrer ailleurs qu’à Jérusalem des compétences aussi diverses, sur un sol plus profondément transformé par les civilisations les plus variées. Nous y rencontrons l’empreinte de l’antique Babylone, mère du droit, des sciences exactes, de l’astronomie, d’un art réaliste et vigoureux. Pour lire les plus antiques annales de la Palestine, il faut être assyriologue. Mais ces annales ont été exhumées des sables de l’Égypte, parce que l’Égypte elle aussi avait foulé les plaines du pays de Canaan, l’Égypte d’où est venu Moïse avec les fils d’Israël. Et déjà la Grèce avait abordé à nos rivages, représentée par des ancêtres qu’elle avait oubliés depuis, les Philistins, fils de la Crète aux cent villes, chantée par Homère, et la première maîtresse des eaux orientales de la Méditerranée. Alexandre poussa jusqu’à Tyr et à Gaza sa course triomphale, et les Romains voulurent associer ce fleuron à la couronne d’empires que baignait leur mer. Enfin l’Islam vint, puis les Tartares, immense débordement de l’Asie qui provoqua le reflux européen.

Car vous le savez, Messieurs, et tous, Palestiniens d’origine ou d’adoption, nous en sommes fiers, cette contrée déshéritée avec ses collines arides du haut desquelles Jérusalem regarde vers le désert et vers la mer, ce pays aux dimensions étroites, mais si grand dans l’histoire, surtout religieuse, est au confluent des grandes civilisations antiques et bien des races humaines, nourries sur ce sol, s’y sont endormies du sommeil de la terre. Il en est d’elles comme de ces couches de sédiment qui se forment au fond des mers, et qui révèlent aux géologues la flore et la faune disparues des temps écoulés. Mais s’il arrive dans ce domaine paisible de la nature que des couches plus basses se soulèvent tout à coup et remontent à la surface, que penser de ces stratifications humaines, toujours vivantes dans leurs descendants ? Aussi, avouons-le, Jérusalem et la Palestine ont dans le monde entier la réputation d’un sol remué par l’ardeur des passions nationales et religieuses, et plus il appelle le concours des spécialistes les plus divers, plus il semble fait pour provoquer la mésintelligence et la discorde.

Eh bien, Messieurs, c’est à nous à faire à notre pays une meilleure réputation. Plus précieux encore que l’encouragement au travail, plus utile que les leçons de l’histoire, vous donnerez l’exemple de la concorde. Ou plutôt vous montrerez par l’histoire que la haine est stérile et destructrice, tandis que la concorde édifie, féconde, assure le bonheur de tous.

Sans doute cependant, et quelle que soit la bonne volonté générale, sera-t-il opportun de prendre ses assurances. Nous ne parlerons pas de ce qui pourrait nous diviser. J’ose dire que par ma robe même on peut voir à qui appartiennent ma vie, mon cœur et mon âme, mais je n’ai pas prononcé le mot de religion. Les études religieuses, les plus graves de toutes, et comme je pense les seules définitivement nécessaires, ne font point partie de notre programme. On ne devra les aborder que comme les abeilles font les fleurs, d’une touche délicate et ailée, et afin de composer du miel. Et quant à la politique, le mieux sera d’ignorer qu’elle existe et que quelques personnes puissent s’y intéresser.

Il ne me reste plus, Mesdames et Messieurs, qu’à vous exprimer ma gratitude pour l’honneur qui m’a été fait de présider cette première séance, à remercier Monsieur le gouverneur-militaire qui a bien voulu nous accueillir ici, et à déclarer fondée la Société orientale de Palestine, en vous souhaitant une cordiale bienvenue.

Document reproduit par Association des Amis du Père Lagrange

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https://www.mj-lagrange.org

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