Où en est la question de l’alphabet ? Marie-Joseph Lagrange des frères Prêcheurs

Écrits de circonstances

Où en est la question de l’Alphabet ?

In Revue des sciences philosophiques et théologiques

Le Saulchoir, Kain, Belgique, Première Année, 1907, pp. 281-294

La question de l’origine de l’alphabet, qui passait pour résolue, il y a quelques années, est de nouveau agitée. On peut dire qu’au lieu d’avancer, elle recule. Il faut donc y revenir, non point pour la trancher, mais pour indiquer où en est ce difficile problème. Dans cette Revue, on s’occupe surtout des idées, mais peut-on y être indifférent à l’origine de leur véhicule ordinaire ? Il ne s’agit point ici d’ailleurs d’une invention purement matérielle, mais de la plus intellectuelle de toutes, l’expression des idées par la combinaison de quelques signes.

Au début, il importe de poser quelques notions générales, faute de termes conventionnels bien choisis, et admis de tous.

L’écriture peut évoluer de deux façons, dans sa forme purement matérielle, ou dans la valeur de ses signes, et cette double évolution ne suit pas toujours ni même ordinairement une marche parallèle.

Si l’on s’en tient à la forme extérieure de l’écriture, on doit placer tout au début la pictographie. C’est la représentation des objets, aussi exacte qu’on peut l’attendre de peuples plus ou moins doués de sens artistique. De toute façon c’est l’objet lui-même que le scribe se propose de reproduire, et, quand il a réussi, on le reconnaît sans aucune peine.

Au temps, l’usage de l’écriture étant devenu plus fréquent, on ne se pique plus de tant d’exactitude. Il suffit que le signe soit reconnu. On le trace dès lors en quelques traits, suffisants pour fixer son individualité et le distinguer des autres. C’est encore une pictographie, mais artificielle et conventionnelle. Pour prendre un exemple, c’est le stade des hiéroglyphes égyptiens et de quelques signes babyloniens très archaïques[1].

Nous descendons encore dans le temps. Soit qu’il emploie de préférence le calame, comme les Égyptiens, pour écrire à l’encre sur du papyrus, ou le poinçon triangulaire pour pénétrer dans l’argile, comme les riverains anciens du golfe Persique, le scribe en arrive à négliger la forme des caractères. À ce moment, ils ont une valeur propre qui n’a plus, assez souvent, qu’un rapport éloigné avec l’objet qu’ils peignaient d’abord au naturel. En tout cas, il faut faire vite ; les contours sont ramenés à quelques traits, ou à quelques creux emportés dans l’argile crue. C’est le système hiératique égyptien et le cunéiforme babylonien[2].

Les Babyloniens ont plus ou moins diversifié leurs signes, mais la nature de leurs instruments ne leur permettait pas de simplifier davantage. Chez les Égyptiens, le stade dit démotique ne contient plus guère que des lignes où il serait impossible de reconnaître directement les objets. Cette écriture a un aspect encore plus linéaire que la précédente. On voit que si les catégories manquent, c’est qu’il faudrait en faire plusieurs pour chaque écriture.

Les choses se compliquent encore si l’on suppose le cas d’un emprunt. Un peuple peut emprunter à un autre son écriture au moment où la ressemblance avec les objets primitifs a déjà disparu. Il prendrait alors les caractères tels quels, sans aucun souci de leurs débuts pictographiques ; mais ne pourrait-il pas arriver qu’une

Écriture pictographique. Civilisation mésopotamienne d’Uruk III.Fin du IVe millénaire av. J-C

fois en possession de ces signes, il leur trouve des ressemblances, plus ou moins fictives, avec des objets naturels, et qu’il donne aux signes le nom de ces objets ?

Mais les signes, quelle que soit leur forme, ne constituent pas une écriture. Il en faut venir maintenant à leur emploi combiné pour exprimer une pensée, reconnaissable à une autre personne du même milieu social, qui sache lire.

L’écriture, disions-nous a dû commencer par la pictographie, simple représentation d’un objet par le dessin, destinée à en rappeler le souvenir. Plusieurs signes groupés formaient du moins une association d’images. Or l’image appelle l’idée. Si le nom d’un objet matériel signifiait en même temps autre chose, par exemple un terme abstrait, la représentation pouvait servir à deux fins, puisqu’en prononçant le nom de l’objet matériel, on évoquait aussi l’idée de l’autre. C’est ainsi que nuter, en égyptien, signifiant hache, et dieu, le signe de la hache, lorsqu’on le prononçait en le regardant, a pu désigner le dieu pour celui qui écoutait. De plus, lorsque le nom de l’objet était monosyllabique, il était assez naturel de le faire servir pour sa valeur syllabique ; deux mots d’une syllabe faisaient ainsi un mot de deux syllabes. L’écriture était dès lors créée : une suite d’objets prononcés devenue une suite de syllabes formant des mots complets. Ces signes n’avaient plus désormais leur valeur idéographique, comme évoquant des objets, mais une valeur phonétique, comme évoquant des sons. Les Chaldéo-babyloniens ont connu ce genre d’écriture dès la plus haute antiquité. Leur écriture est syllabique. Elle n’est pas allée plus loin dans la décomposition des sons, avec cette particularité que certaines consonnes étant devenues chez eux de pures voyelles formant à elles seules une syllabe, les voyelles se sont trouvées représentées chez eux à l’état isolé. La voyelle figurait ici comme syllabe, parce qu’elle pouvait se prononcer seule ; les consonnes, ne pouvant se prononcer seules, mais n’ont jamais été isolées.

Les Égyptiens étaient arrivés aussi de très bonne heure à l’écriture syllabique ; mais de plus, et aussi loin que nous puissions remonter, ils avaient isolé toutes les consonnes[3]. Certains signes ne se lisaient plus nécessairement avec telle voyelle ; ils ne valaient plus que comme le premier mouvement d’une articulation. Mais comme les consonnes faibles ou semi-voyelles avaient encore conservé leur caractère de consonnes au moment où a été créée cette écriture[4], on n’a point eu l’idée d’isoler les voyelles.

Le principe de l’alphabet était posé, il existait virtuellement en Égypte. Les Égyptiens n’ont point opéré de sélection entre les diverses fonctions de leurs signes. Ils ont continué à employer concurremment ceux qui figuraient des objets, ceux qui marquaient des syllabes, ceux qui représentaient des consonnes, ceux qui expliquaient par le dessin la nature de l’objet écrit.

Pour combiner, à propos de ces deux systèmes d’écriture certainement antérieurs à l’alphabet et du moins voisins de son lieu d’origine, la double évolution que nous avons d’abord distinguée, on dira que le babylonien s’est arrêté au stade syllabique et à la forme cunéiforme, c’est-à-dire très conventionnelle, ne permettant plus, dans la plupart des cas, de reconnaître l’objet primitif sans une étude très attentive, tandis que l’Égyptien est arrivé à l’écriture la plus cursive et à la précision des consonnes isolées. Toutefois, ces deux mouvements, avons-nous dit, ne sont point toujours parallèles. Les hiéroglyphes contiennent déjà des consonnes.

Ce n’est point ici le lieu d’étudier en détail les écritures de l’Asie antérieure, de l’Égypte ou de la mer Égée. Chaque découverte en augmente le nombre. Aux écritures égyptiennes et assyro-babyloniennes, maintenant parfaitement connues, sont venues se joindre l’écriture hétéenne, qui n’est point encore déchiffrée, et d’où dérive peut-être l’écriture chypriote, qui a été lue et qui exprime un dialecte grec, puis l’écriture égéenne ou crétoise, pictographique et linéaire, trouvée surtout par M. Evans au palais de Cnossos, en Crète. La plus étrange de ces antiques graphies est peut-être celle dont M. Flinders Petrie a reconnu plusieurs vestiges en Égypte et même au Sinaï. Ces signes remontent à l’antiquité la plus reculée, et M. Petrie n’hésite pas à conclure à une véritable écriture antérieure à l’an 5 000 avant J.-C. Il prononce même le nom d’alphabet, mais sans doute dans un sens large[5].

Il régnait donc une extraordinaire variété d’écritures dans le bassin oriental de la méditerranée quand surgit l’alphabet. Cette admirable découverte est un tel progrès dans l’histoire de l’écriture qu’il n’est pas étonnant qu’elle ait été précédée de nombreux tâtonnements. On n’en est pas moins surpris de la voir apparaître un certain jour, parfaitement et définitivement constituée, du moins pour ce qui regarde les consonnes. Son unité est remarquable. À prendre les choses à la rigueur et d’une façon très concrète, il existe autant d’alphabets que d’inscriptions, mais, de proche en proche, on peut aboutir à la forme la plus anciennement connue de l’alphabet qui ne doit pas différer beaucoup de sa forme primitive.

Cette forme primitive peut être dite sémitique par opposition aux alphabets grecs et italiotes. Les Grecs savaient qu’ils avaient emprunté l’alphabet aux Sémites, disons avec eux aux Phéniciens.

L’identité des formes ne peut être mise en doute. Or le nom même d’alphabet est caractéristique. Les noms des lettres grecques sont les noms sémitiques de ces lettres. Les inscriptions grecques ne datent guère que du VIIIe siècle au plus[6], et celle d’Hiram est très probablement plus ancienne. Il est très naturel que les Grecs, trouvant dans l’alphabet sémitique des signes superflus pour leur langue, s’en soient servi pour rendre les voyelles ; tandis que les Sémites, trouvant les voyelles écrites, auraient dû les conserver, sauf à compléter leur alphabet.

L’origine sémitique de l’alphabet grec est donc jusqu’à ce jour l’opinion unanime des savants[7].

Au sein du monde sémitique, la forme des Sémites du Nord est plus ancienne que celle du Sud de l’Arabie, dite minéo-sabéenne ou himyarite. Quelle que soit la date des plus vieilles inscriptions minéennes qui ne peuvent guère remonter plus haut que le VIIe siècle av. J.-C.[8], l’écriture, très monumentale et très ornementée, n’a rien de primitif. Elle dérive bien plutôt du premier alphabet cananéen. Il serait impossible d’expliquer comment les formes brisées et aiguës du cananéen sont sorties de cette écriture simple et majestueuse, tandis que le goût de la symétrie, le désir d’une écriture droite et ferme ont pu conduire le cananéen dans cette voie, assez semblable à celle du grec pour l’aspect solide des lettres, bien assises sur leurs bases[9].

Tous les alphabets connus découlent donc d’une seule souche, qui a servi tout d’abord à écrire deux dialectes sémitiques, le cananéen et l’araméen, mais cet alphabet lui-même n’a pu être inventé d’un seul coup, par une intuition de génie ; selon le cours ordinaire des choses, il doit se rattacher à une écriture antérieure ; on a cherché cette origine ou ce contact en Crète, en Babylonie, en Égypte, à Chypre.

Mais avant de traiter cette question d’emprunt, il est nécessaire de constater la nature de l’alphabet sémitique, afin de mesurer, s’il est possible, la part d’originalité qui lui est propre.

Comme on sait, cet alphabet ne comprend que les consonnes.

De plus, deux phénomènes paraissent aujourd’hui universellement reconnus.

1) Toutes les lettres de l’alphabet sémitique ne sont pas primitives ; en d’autres termes, il s’est augmenté par une transformation opérée sur certaines lettres. Certains sons peu différents sont en effet exprimés par des caractères assez semblables dont l’un semble avoir été complété pour exprimer le son plus fort.

Par exemple  qui rend le Khet, est  qui rend le , avec une barre à gauche ; Θ pour tet est le signe de de tawentouré d’un cercle ; cela est d’autant plus manifeste que la forme du taw étant un peu différente dans les trois plus anciennes inscriptions[10], c’est le taw de chacune qui est entouré d’un cercle pour dire tet.  pour samech est différencié de  (zain)[11] par l’addition d’une barre. Peut-être aussi  pour sadé est-il différencié de (sin) par l’addition d’une barre à gauche[12].

2) On ne peut prouver que tous les caractères, ni même seulement les primitifs, représentent des objets naturels, mais il existe une ressemblance avérée pour un certain nombre d’entre eux, dans lesquels le nom coïncide exactement avec la chose figurée. Ce sont   aleph (protome de) « bœuf », waw, « crochet »,   lamed, « aiguillon »,   mem « eau »,  aïn, « œil »,  resch, « tête »,   sin, « dent », x (Mésa) ou + (Hiram) taw, « signe », auxquels on peut joindre sans trop d’hésitation   daleth, « porte »,  guimel, (bosse de) « chameau »,  beth, « maison », et  nun, « poisson »[13].

De ces faits nous pouvons du moins conclure : 1) que l’alphabet sémitique n’a point été emprunté tout fait à un système déjà existant, puisqu’il a été complété intérieurement ; 2) qu’il a actuellement pour principe l’acrophonie, c’est-à-dire que chaque lettre est la première du mot qui exprime l’objet représenté.

Et à ces deux conclusions, nous serions bien tenté d’en ajouter une troisième : 3) l’alphabet sémitique, du moins dans ses éléments primitifs, est une imitation d’objets naturels. Il est à la fois linéaire par son aspect et hiéroglyphique dans l’intention de ses auteurs. Soit par défaut de sens artistique, soit par inexpérience, ils ont tracé de rudes croquis au moyen de simples traits.

Il semble d’ailleurs que la première et la troisième conclusion se confirment mutuellement : les lettres qui paraissent secondaires par leur forme sont précisément celles qui ressemblent le moins à des objets naturels et dont les noms sont le plus difficile à expliquer. N’est-ce pas la preuve de leur origine secondaire ? D’autre part, on reconnaît pour ces lettres secondaires que la ressemblance avec des objets naturels n’a pas été cherchée après coup, et coûte que coûte, ce qui conduit à prendre au sérieux la ressemblance des lettres primitives.

Cependant, avant de tirer une conclusion définitive, il est nécessaire de faire une sorte de contre-épreuve.

Nous avons le devoir d’examiner certaines éventualités qui pourraient annuler la valeur de nos déductions.

Il est possible que les signes aient été créés pour représenter des choses, par hiéroglyphisme direct, assez maladroit pour aboutir du premier coup à l’apparence linéaire ; – mais il est concevable aussi qu’ayant été empruntés à un autre alphabet déjà évolué, on leur ait cherché – et en pareil cas on trouve toujours – une ressemblance avec des objets naturels, ce qui eût conduit assez naturellement à rapprocher la forme empruntée des objets eux-mêmes. Dans cette seconde hypothèse, les noms des signes leur seraient bien postérieurs, et on ne pourrait savoir si la ressemblance que nous croyons constater a été perçue par les inventeurs de l’alphabet.

D’autre part, si les Sémites cananéens ont complété leur alphabet, renonçant, pour certains signes du moins, à l’imitation directe de la nature, c’est peut-être aussi parce qu’ils ont emprunté leur alphabet à un système non sémitique ; dès lors, il fallait ajouter les lettres manquantes, et, comme on ne créait pas, on s’est contenté de différencier ; c’est ainsi que les Arabes du Sud qui possédaient plus de lettres que ceux du Nord ont complété leur alphabet par différenciation.

Nous ne pouvons donc repousser a priori l’hypothèse de l’emprunt ; il faut examiner les faits qui sont à notre portée. Si les lettres sémitiques ressemblent vraiment aux signes d’une autre écriture antérieure, la question sera tranchée dans le sens de l’emprunt. Sinon, elle restera ouverte de ce côté à cause des découvertes possibles, mais, en attendant, nous nous en tiendrons aux conclusions suggérées par le caractère même de l’alphabet.

Quelle écriture a pu servir de point de départ ? L’origine crétoise est une hypothèse séduisante[14] ; la forme des lettres offre de grandes analogies. De plus, le nombre relativement restreint des signes crétois linéaires suggère une sélection de signes. Les Phéniciens ont pu accentuer cette sélection et emprunter l’idée de l’alphabet soit aux Égéens directement, soit aux Philistins, qui sont d’origine égéenne, pour le transmettre ensuite simplifié aux Grecs. Cette évolution serait conforme à celle de l’art. L’ancienne civilisation crétoise ne devait rien qu’à l’Égypte, et s’était montrée fort originale dans ses imitations ; elle avait rayonné très loin en Égypte et surtout en Asie. Plus tard, l’art grec naquit, non sans quelques influences égyptiennes ou orientales, dont les Phéniciens furent, le plus souvent, les entremetteurs. C’est précisément un système soutenu dans l’antiquité, tel que le rapporte Diodore[15] : « Le père des Muses (le Zeus crétois) leur accorde l’invention des lettres et la composition des vers, nommée poésie. Quant à ceux qui disent que les Syriens ont inventé les lettres et que les Phéniciens les ont transmises aux Grecs après les avoir apprises d’eux – à savoir les compagnons de Cadmus arrivés en Europe, d’où le nom de lettres phéniciennes qui leur est donné par les Grecs –, on répond que les Phéniciens ne les ont pas inventées de toutes pièces, mais qu’ils ont simplement transformé la forme des lettres. » Ainsi les partisans de l’origine crétoise de l’alphabet ne niaient point l’origine phénicienne de l’alphabet grec ; ils prétendaient remonter plus haut et remplacer une soi-disant origine syrienne par une origine crétoise.

Cette explication, avons-nous dit, est une hypothèse séduisante. Elle ne sera rien de plus tant que la valeur des signes crétois ne sera pas connue. M. Evans les croit syllabiques, ce qui reculerait le contact. Les objets imités, en Crète et dans l’alphabet sémitique, ne se ressemblent guère.

Enfin il serait bien étrange, si l’alphabet crétois a pu envahir le monde sémitique, qu’il ne se soit pas perpétué en Crète même, et que, au Ve siècle avant notre ère, on se soit servi de l’alphabet ionien pour écrire une langue encore inconnue, mais qui a toute chance d’être dérivée de la langue ancienne du pays[16].

Toutefois, s’il fallait incliner dans ce sens, il n’y aurait pas lieu d’attribuer une influence spéciale aux Philistins, qui sont promptement devenus cananéens de civilisation, qui ne semblent avoir joué aucun rôle civilisateur, et dont le rayon d’action doit avoir été très restreint. L’expansion de l’art égéen avant l’an 1500 (av. J.-C.) expliquerait la pénétration de l’écriture créto-égéenne en Asie beaucoup mieux que la colonisation des Philistins[17].

L’origine syrienne ou plutôt assyrienne, elle aussi renouvelée des Grecs, a été soutenue de nouveau de nos jours[18]. On a supposé un emprunt aux signes archaïques[19] ; mais pourquoi s’inspirer de signes hors d’usage ? Quand les Perses ont adapté à leur langue l’écriture babylonienne, ils l’ont prise sous sa forme cunéiforme courante. Il y a bien entre quelques signes cunéiformes et les lettres phéniciennes quelques ressemblances, mais les signes qui se rapprochent le plus ont des valeurs très différentes[20].

Jusqu’à ces derniers temps, on admettait plus communément[21] que l’alphabet sémitique était une transcription de certains signes égyptiens véritablement alphabétiques, c’est-à-dire ne valant que pour une consonne, quoique noyés dans l’ensemble des autres signes, idéographiques, phonétiques ou explicatifs. L’invention aurait consisté à isoler ces signes. La coïncidence est assurément très remarquable, surtout dans le système de M. Erman qui ne reconnaît dans ces alphabets égyptiens que des consonnes, du moins à une époque reculée. Mais la ressemblance avec les signes hiéroglyphes est nulle[22], et tous les rapprochements avec l’écriture hiératique n’aboutissent qu’à des analogies assez vagues[23]. On ne peut donc conclure à un emprunt direct, d’autant qu’il n’y avait aucune raison de ne point emprunter les lettres qui paraissent secondaires dans l’alphabet sémitique et qui figurent cependant dans l’égyptien.

Enfin, sans parler de M. Flinders Petrie qui cherche l’origine de l’écriture carienne (crétoise ?) et de l’écriture phénicienne dans un ensemble de signes fort mal définis, la dernière tentative, toute récente, s’est portée sur l’île de Chypre[24]. Le grec y a été écrit au moyen d’une écriture syllabique, dérivée peut-être d’une écriture d’Asie Mineure, avec un nombre de caractères assez restreints, car on ne disait que pa, pe, pi, po, pu, et non ap, ep, ip, op, up. De plus les voyelles, quand elles formaient à elles seules une syllabe, possédaient des signes particuliers. C’est ce syllabaire que M. Praetorius veut tirer de l’alphabet cananéen, ou plutôt d’un syllabaire antérieur qui aurait donné naissance aux deux. Cet appel à l’inconnu dispense M. Praetorius de fournir des rapprochements précis entre le syllabaire chypriote et l’alphabet. Encore ne s’en tient-il pas là. Il suppose, car c’est une pure supposition, quoi qu’il paraisse en être assez assuré, que l’alphabet cananéen lui-même n’était à l’origine qu’un syllabaire. Pour exprimer qa, qe, qi, qo, qu, les Chypriotes avaient cinq caractères ; les Cananéens n’en ont pris qu’un auquel on donnait toutes ces valeurs, et c’est l’interprétation même de cette écriture, comme expression des voyelles, qui aurait mis sur la voie de l’emploi des signes pour ne représenter que les consonnes, la valeur de consonne demeurant seule fixe dans un signe aussi équivoque ; le dernier pas n’aurait été franchi que par les Grecs. L’hypothèse est ingénieuse et de nature à faciliter le passage de la syllabe à la lettre ; mais est-ce bien le côté le plus difficile du problème, puisque les anciens Égyptiens l’avaient déjà résolu ? Quant aux rapprochements de M. Praetorius, ils sont plus que contestables. L’auteur se borne à trouver des répondants chypriotes – très éloignés ! – pour une dizaine de lettres, dont quelques-unes sont secondaires dans l’alphabet, comme le tet, et, chose assez étrange, il les trouve surtout dans les voyelles chypriotes.

Cet essai nous paraît trop malavisé pour qu’il soit à propos d’insister.

On le voit, l’hypothèse d’un emprunt demeure une pure hypothèse ; l’origine égyptienne, enseignée couramment il y a quelques années, perd chaque jour du terrain. Plus on découvre d’écritures plus on trouve de signes analogues à ceux de l’alphabet ; mais ils sont dispersés un peu partout, et personne ne songe à un syncrétisme qui aurait choisi vingt-deux lettres dans cinq ou six systèmes d’écriture.

Ceux qui, malgré tout, tiennent à l’emprunt, sont obligés de supposer que l’alphabet sémitique a évolué avant d’arriver à sa forme actuelle. Mais ce n’est pas à ses débuts qu’une écriture se modifie[25]. Entre Mésa et Hadad, éloignés par la distance et par le temps, il y a des différences de détail, mais non de celles qui accusent un développement marqué.

Si vraiment les Phéniciens ont emprunté l’alphabet aux Égyptiens, comme on l’admet encore assez généralement, comment se fait-il qu’il ne se trouve aucune trace de l’évolution postulée ? Ils ne se sont pas piqués d’exactitude dans la reproduction des écritures égyptiennes. Ils ont fabriqué et probablement vendu des scarabées et d’autres objets ornés de signes hiéroglyphiques qui ne sont guère plus du véritable égyptien que le chinois de nos porcelaines ou de nos boîtes de thé n’est du chinois. Mais du moins les signes sont égyptiens, et même lorsqu’ils sont mal rendus, ils n’évoluent pas du tout vers l’alphabet sémitique. Nous le voyons apparaître tout à coup, dans telle légende, avec des figures égyptiennes[26], et c’est bien lui ; il n’est pas du tout en devenir.

Au fond, si l’on tenait tant à un emprunt, c’est qu’il rentre mieux dans l’évolution naturelle des choses. L’alphabet n’exigera plus une sorte de prodige de génie ; il sera né sans effort des écritures antérieures ; il ne sera le fait de personne, ou plutôt le fait de tout le monde.

Mais aussi ne faut-il pas exagérer la part de l’invention. On comprend très bien qu’un Phénicien, connaissant la valeur des signes égyptiens, les ayant peut-être tracés lui-même pour écrire de l’égyptien, ait eu l’idée de les employer pour écrire sa propre langue, et qu’il ait eu l’inspiration de ne choisir pour cela que les plus simples, ceux qui représentaient des consonnes. Ne peut-on lui prêter encore l’intention, une fois le premier problème résolu, de trouver d’autres signes, qui paraîtraient moins étranges à son peuple, en lui représentant des objets naturels, très connus de lui par la familiarité de tous les jours ? Peut-être même était-il conduit à ce changement par un scrupule religieux. Aucune des consonnes égyptiennes n’a un cachet religieux, mais l’écriture dans son ensemble ne s’accordait pas avec les idées religieuses d’un non Égyptien, et peut-être encore notre grand homme a-t-il estimé naïvement, mais avec un instinct très sûr, qu’une langue différente se trouverait mieux d’une écriture spéciale[27] ?

Tout nous induit donc à penser que l’alphabet n’a pas été emprunté à une écriture de nous connue, mais nous ne prétendons pas que ces écritures aient été sans influence sur son invention. L’exemple de la Crète prouve à quel point les systèmes étaient multipliés ; manifestement, avant le quinzième siècle avant J.-C., il y avait presque une pullulation d’écritures. Celles qui existaient ont préparé la voie de celle qui a été définitive. Mais nous ne pouvons dire exactement comment.

À tout prendre, dans l’état actuel de nos connaissances, le point de contact le plus voisin est toujours l’Égypte, puisque c’est en Égypte seulement que l’alphabet existait virtuellement. Dans ce cas, l’inventeur serait, soit un Phénicien, soit, d’une façon plus générale, un Cananéen, plutôt qu’un Araméen. Il faudrait en dire autant si l’on penchait pour la Crète. Les Araméens ne seraient désignés que si le contact s’était fait par l’Assyrie, mais c’est l’hypothèse la moins probable.

C’est donc aux Cananéens qu’il convient de faire hommage de l’invention[28]. Rien dans l’alphabet ne fait allusion à la mer, mais rien ne décèle certainement la vie nomade. Les objets figurés sont de la vie de tout le monde.

À quelle époque faut-il placer cette admirable découverte ? Il semble bien que nous ayons un terme avant lequel on ne peut la supposer. C’est l’époque d’el-Amarna. Nous venons de dire que l’alphabet est l’œuvre des Cananéens. Or, vers 1400, on n’écrivait que babylonien au pays de Canaan, même en Phénicie. Sans doute la langue impliquait l’écriture, et puisque le babylonien était une sorte de langue universelle, l’écriture cunéiforme s’imposait. Mais les scribes cananéens ont glosé le babylonien de mots cananéens ; si l’écriture cananéenne avait existé, ne s’en seraient-ils pas servi, au moins dans ce cas ? C’est bien ce qu’ont fait les scribes de Ninive au VIIIe siècle ; quelques mots en araméen, langue et écriture, accompagnent les contrats en babylonien[29]. Comment se fait-il qu’aucun caractère, pas le moindre trait, n’indique la présence de l’alphabet, si simple dans ses procédés et dont on pouvait être fier ? La seule explication de cette abstention, c’est que l’alphabet n’existait pas.

En revanche, il existait certainement au Xe siècle av. J.-C., et probablement deux ou trois siècles plus tôt. Un intervalle de cinq siècles n’est pas de trop pour expliquer les déformations de l’écriture grecque qui a déjà employé les consonnes de Hiram que nous plaçons au Xe siècle, à Mésa au IXe et à Panammou au VIIIe, l’écriture est presque absolument la même. Il est probable qu’au début elle changea peu, soit qu’on écrivît moins, soit qu’on s’appliquât davantage à ne pas altérer des formes qui inspiraient plus de respect.

Nous pouvons nous demander en terminant quelle écriture a pu employer Moïse, vers l’an 1230 ?

Il est très improbable qu’il se soit servi de l’égyptien qui paraît n’avoir jamais été employé à écrire une langue sémitique ; ce serait contre sa nature. Il est peu probable qu’il ait écrit en cunéiformes. Les gloses cananéennes des lettres d’el-Amarna, écrites très imparfaitement en cunéiformes, prouvent que cette écriture n’avait pas été adaptée couramment et spécialement à cette langue, aussi toutes les lettres trouvées récemment en Palestine sont-elles écrites en babylonien, non en cananéen. Aussi bien les cunéiformes devaient être moins connus dans la terre de Gessen et au Sinaï qu’au pays de Canaan. Enfin, malgré les tentatives ingénieuses, on n’a pas pu prouver qu’aucun texte s’expliquât mieux par l’origine cunéiforme de l’écriture.

D’autre part, si l’alphabet cananéen existait alors, et son existence est vraisemblable, c’était l’instrument le plus simple. Il est donc probable que Moïse a écrit dans l’alphabet cananéen. On peut même ajouter, sans attacher aucune importance à ce rapprochement, que l’alphabet a été inventé par quelqu’un qui était dans la situation de Moïse. Il connaissait l’Égypte et probablement l’écriture égyptienne, et il voulait écrire dans une langue sémitique, qu’on ne pouvait écrire en cunéiforme, pour un peuple très simple, qui n’a jamais eu de grandes aptitudes pour le dessin. C’est sûrement d’une situation et d’un besoin semblables qu’est né l’alphabet.

Jérusalem.                                                              P. M. J. Lagrange

Transcription www.mj-lagrange.org

[1] On possède sur un cylindre découvert à Suse une ligne de ces hiéroglyphes qui précédèrent l’écriture cunéiforme ; cf. Mémoires de la délégation en Perse, t. II, p. 129.

[2] Les Babyloniens n’avaient pas perdu le souvenir du cachet primitif des cunéiformes ; il y avait même dans les bibliothèques assyriennes de véritables répertoires, dans lesquels le scribe pouvait s’instruire des formes originelles ; cf. de Morgan, Note, etc. (Recueil de travaux, XXVII, p. 234.)

[3] Voici la liste de ces signes, d’après Erman, Ägyptische Grammatik : b, p, f, m, n, r, h, h, ḫ, s, š, q, k, g, t, ṯ, d, ḏ, plus quatre signes équivalents à א, à י, à צ, à ו.

[4] Ce point n’est pas admis de tous les égyptologues ; en tous cas, d’après Erman lui-même, les signes équivalents à א et à ו ont été employés comme voyelles dès le Moyen Empire.

[5] Researches in Sinai, 1906 : « I am disposed to see in this one of the many alphabets which were in use in the Mediterranean lands long before the fixed alphabet selected by the Phœnicians. A mass of signs was used continuously from 6 000 or 7 000 B.C., until out of it was crystallized the alphabets of the Mediterranean – the Karians and Celtiberians preserving the greatest number of signs, the Semites and Phœnicians keeping fewer. » p. 131.

[6] M. Dussaud reconnaît que « les épigraphistes classiques n’admettent pas d’inscription grecque antérieure au VIIe siècle avant notre ère ». Journal asiatique, 1905, I, p. 360.

[7] Il ne faut pas confondre deux questions distinctes, celle de l’origine première de l’alphabet, et celle de l’origine des alphabets grecs. M. Dussaud, il est vrai, admet que « les alphabets grecs, considérés comme des survivances d’alphabets égéens plus anciens, expliquent parfaitement, grâce à leurs variétés, les alphabets phéniciens, sabéen et libyque. » (Journal as., l.l., p. 358) ; mais on pourrait à la rigueur supposer que les Phéniciens ont conçu leur alphabet d’après le type égéen pour le transmettre ensuite aux Hellènes ; cela paraît être l’opinion de MM. Evans et S. Reinach. M. Dussaud serait, à notre connaissance, le seul savant décidé à pousser plus loin les choses. On ne peut qu’attendre avec beaucoup d’intérêt son explication qui sera sans doute fort ingénieuse.

[8] Cf. RB., 1902, p. 256 et s. La controverse minéo-sabéo-biblique.

[9] C’est l’argument de M. Lidsbarski, dans Ephemeris für semitische Epigraphik, I, p. 109-136.

[10] Hiram (CIS, I, 5) ; Mésa et Hadad.

[11] C’est la forme de Zaïn dans l’inscription Hiram, la plus ancienne (CIS, I, 5).

[12] M. Lidzbarski propose encore très dubitativement  forme ancienne d’après les alphabets italiotes pour  (waw), d’où le iod se serait différencié par un crochet à droite ; les lettresמנר pourraient ainsi facilement procéder l’une de l’autre, de ר à מ, mais c’est probablement un simple hasard, car il est plus que probable qu’elles figurent toutes les trois des objets. Peut-être qof est-il différencié de aïn par une barre.

[13] M. Lidzbarski propose pour (illisible) רר, « sein de femme » ; mais le caractère n’a pas cette position dans les plus anciennes inscriptions. Daleth, quoiqu’il signifie « porte » et non « ouverture de porte », a pu se dire par abus de l’ouverture de la tente formée par le relèvement du tissu, d’où la forme triangulaire ; cf. aussi les ouvertures ogivales dans des constructions primitives, par exemple à Tirynthe ou à Mycènes (cf. Perrot et Chipiez, Histoire…, VI, pp. 313 et 507). Pour le qôf il propose ingénieusement (illisible) קשת, arc, mais cette forme ne se trouve que dans une seule inscription (Mésa). L’objection contre « poisson », que le poisson est toujours figuré horizontal dans l’écriture, est controuvée par le poisson debout sur une tablette pictographique de Knossos.

Dans un article plus récent, Die Namen der Alphabetbuchstaben, Ephemeris… II, p. 125-139, M. Lidzbarski rattache maintenant qof à קובע, casque. Il propose très justement de voir dans zaïn une branche zaith, d’après la prononciation zêta.

[14] On peut citer pour cette opinion, destinée probablement à gagner du terrain, M. Evans, M. S. Reinach, dans divers articles de revues, M. Dussaud, déjà cité.

[15] Diodore, V. 74.

[16] Cf. les études sur les trois inscriptions dites Étéocrétoises découvertes récemment en Crète dans The annual of the British School at Athens, VIII, p. 125-156 et X, p. 115-126.

[17] Quelques savants pensent même que l’écriture crétoise est originaire d’Asie Mineure ; cf. Maspero, Histoire…, II, p. 463. Cela paraît peu probable en raison de la continuité du développement crétois depuis l’époque néolithique.

[18] Surtout par M. Hommel, en plusieurs endroits, entre autres, dès 1885, dans Geschichte Babyloniens und Assyriens, p. 50 à 53 ; cf. en dernier lieu Grundriss…, p. 96 ss, où il trouve à l’alphabet un ordre astrologique.

[19] Delitzsch, Die Entstehung des ältesten Schriftsystems oder der Ursprung dem Keilschriftzeichen dargelegt, Leipzig, 1897, p. 221-231.

[20] Lidzbarski, l. l., p. 130 [la suite est difficilement lisible, se reporter à l’ouvrage original].

[21] Maspero, Histoire… II, p. 573 ss., surtout d’après de Rougé, Mémoire sur l’origine égyptienne de l’alphabet phénicien, Paris, 1874. – M. S. Reinach a d’abord admis cette démonstration ». Traité d’épigraphie grecque, p. 180 : « Le tableau ci-contre facilitera une comparaison, dont la légitimité s’impose au premier coup d’œil, entre l’hiératique égyptien et le plus ancien type de l’alphabet phénicien.

[22] Contre M. Halévy, Quelques observations sur l’origine de l’alphabet phénicien. Comptes rendus de l’Ac. des Insc. et B. L., t. 1 (1873), p. 21 ss. et depuis.

[23] C’est ce que M. Maspero, qui a cependant amélioré les comparaisons faites par M. de Rougé, est bien près de reconnaître : « Peut-être les analogies y ressortiraient-elles plus évidentes et plus nombreuses, si nous avions des inscriptions remontant aux temps les plus voisins de l’invention ; dans l’état actuel, les divergences s’y manifestent assez sensibles, pour que certains savants aient tenté d’en rechercher le prototype ailleurs… Il est malaisé de discerner le vrai… etc. (Histoire… , II, p. 571 ss).

[24] Über den Ursprung des kanaanäischen Alphabets, von Franz Praetorius, lithographie, Berlin, 1906.

[25] Argument mis en relief par M. Lidzbarski, Ephemeris, l. l., qui a modifié sa première manière de voir.

[26] Par exemple dans l’intaille reproduite dans Maspero, Histoire…, II, p. 573, d’après de Vogüé, Mélanges d’Arch. or., pl. I, p. 106-108.

[27] M. Lidzbarski, Ephemeris…, I, p. 134, conclut que l’alphabet est la création d’un homme de Canaan qui s’est appuyé sur l’écriture égyptienne dont il connaissait un peu le système, pas assez cependant pour lui emprunter quelques signes ; car, s’il l’avait bien connue, il aurait fait comme les Perses, par rapport à l’écriture babylonienne. Cet exemple ne suffit pas à régler tous les cas analogues.

[28] De toute façon, ce sont bien les Phéniciens qui ont transmis l’alphabet aux Grecs.

[29] CIS II, les premiers textes.

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