In : Saint Étienne et son sanctuaire à Jérusalem, Paris, Éd. Alphonse Picard et Fils, 1894, p.157-166
On racontait encore dans les histoires et les mémoires de Néhémie qu’il construisit une bibliothèque pour rassembler les livres sur les rois (LXX), les livres des prophètes et de David, les lettres des rois et ce qui concernait les donations. (II, Macch., 2, 13).
Néhémie, le restaurateur des murs abattus, aussitôt qu’il put déposer l’épée et la truelle qu’il était obligé de manier à la fois, s’occupa de réunir les livres sacrés pour en faire l’objet principal de l’étude des Israélites. C est aussi ce que prétendait faire le Père Matthieu.
Jusqu’à présent, nous avons cherché avec un soin pieux les destinées anciennes du sanctuaire de Saint-Étienne, mais nous avons promis de dire aussi ce qui s’y passe aujourd’hui.
On le comprend, en Palestine mieux qu’ailleurs, l’activité du présent se relie dans les desseins de Dieu aux souvenirs du passé : entre le sol et les faits de l’histoire il a établi une harmonie. Ce n’est donc pas sans une sage disposition de la Providence qu’une école biblique a été fondée au lieu du martyre de saint Étienne. Il ne suffisait pas du culte religieux à ce confesseur de la foi. Ceux qui sont chargés de l’honorer par la prière publique doivent aussi hériter de son amour pour la vérité, et de son zèle à la prêcher sans crainte.
Or, nous l’avons vu, Étienne parlant à des Juifs puisait tous ses arguments dans l’Écriture Sainte dont l’Esprit-Saint lui avait fait connaître le sens divin. De nos jours, cette prédication est encore la plus opportune de toutes, comme nous l’enseigne Léon XIII, dans l’encyclique Providentissimus Deus, sans parler de la nécessité de résister aux ennemis de notre foi, qui font de la Bible le but principal de leurs attaques.
En inaugurant les études scripturaires, théologiques et historiques à l’emplacement de l’ancien monastère d’Eudocie, les Dominicains ne font d’ailleurs que reprendre la tradition de son premier abbé, Gabriélos, merveilleusement doué pour les études, qui parlait le grec, le syriaque et le latin.
Mais qu’il nous soit permis d’exposer aussi les raisons générales qui recommandent aujourd’hui la fondation d’une école biblique à Jérusalem.
L’Écriture Sainte a Dieu pour auteur, mais il a plu à Dieu de se servir pour l’écrire d’instruments humains ; la pensée divine avant d’arriver à l’homme a dû, par conséquent, passer par l’esprit et par le cœur d’autres hommes.
Il résulte, comme l’enseigne l’encyclique de Léon XIII, que son autorité est irréfragable, puisqu’elle a Dieu pour auteur, mais qu’elle s’explique à la manière des hommes, humano more.
Par conséquent encore, tout ce qui peut nous éclairer sur la manière des hommes, soit par la philosophie, soit par l’histoire, nous aide à pénétrer dans la pensée divine elle-même. Il faut ajouter qu’il a plu à Dieu de donner à la révélation la forme d’une histoire, qui est l’histoire même de l’humanité. Certains livres de la Bible ont une forme didactique, mais ils ne sont pas conçus comme une formule abstraite. Jamais formule abstraite n’a exercé une influence féconde et populaire dans l’ordre religieux : les livres didactiques eux-mêmes portent l’empreinte de leur temps, sont étroitement liés aux circonstances de leur composition et par là relèvent de l’histoire. L’histoire est donc d’une suprême importance pour l’interprétation de la Bible, sous la direction de la théologie qui fournit les lumières de la foi. Les exégètes chrétiens l’ont toujours compris ; ils ont toujours eu soin d’employer les ressources historiques de leur temps. Mais l’histoire est-elle jamais définitive ? Un savant professeur, passionnément épris de l’antiquité, nous demande de la voir comme elle est : « Vacillante, hésitante, presque arrêtée à chaque pas sur une route barrée d’obstacles, entravée de difficultés sans nombre, trébuchant entre le doute et l’erreur, elle marche pourtant, éternelle voyageuse ; elle marche, attirée par le prestige des horizons inconnus, sans se rebuter aux écarts ni aux détours du chemin, ne se reposant que par étapes, et poussant dans tous les sens, d’un élan invincible, sa conquête ambitieuse et lente. » Et le jeune professeur ajoute : « Depuis vingt années, les découvertes de l’archéologie ont renouvelé en grande partie l’histoire hellénique[1]. »
S’il en est ainsi de ces Grecs dont nous croyions avoir appris les hauts faits et les méfaits d’une manière imperturbable, que dira-t-on des merveilleuses découvertes qui se sont opérées en Orient ?
L’Égypte a livré ses secrets ; les interminables registres de ses temples, ses rouleaux de papyrus sont déchiffrés. La pensée antique se dérobe encore, insaisissable et voilée, mais la langue du moins est connue. Dans le monde sémitique, l’Assyrie, plus précise, plus scientifique, se prête davantage à l’analyse ; on peut dresser l’inventaire de ses connaissances et presque de toutes ses idées : sur tous les points elle confine à Israël. Les voisins du peuple de Dieu : Phéniciens, Nabatéens, Araméens nous parlent peu de lui, mais leurs inscriptions nous font pénétrer dans son génie.
Le progrès général de l’histoire sur lequel il est parfaitement superflu d’insister est donc dû à d’autres progrès : les langues anciennes sont mieux connues, on a déchiffré l’écriture des inscriptions, on a dressé des cartes, on a étudié les anciens usages dans les monuments de l’art comme dans les usages actuels.
Linguistique, épigraphie, géographie et archéologie sont nécessaires pour opérer ce renouvellement de l’histoire qui doit profiter à la Bible. Est-il opportun d’étudier tout cela à Jérusalem ?
On peut, il est vrai, apprendre en Europe les langues orientales et l’archéologie ; il est même à propos de le faire et de ne pas réserver tout le travail pour un temps nécessairement trop court. Cependant une langue n’est parfaitement connue que quand elle est parlée, et lorsqu’on voit l’usage qu’en font ceux qui l’ont apprise de leur mère. Un des savants les plus considérables de l’Allemagne affirme que pour savoir l’arabe, il faut être au courant des moindres usages des chameliers : le rêve de tous les grands orientalistes est de voir l’Orient.
Par un singulier enchaînement des choses, on parle encore en Palestine le grec, langue du Nouveau Testament, et lorsqu’on entend parler l’arabe — si les mots diffèrent souvent de l’hébreu, — le génie étant le même, on retrouve sur les lèvres du Fellah ou du Bédouin les images et les pensées où s’alimentait la vie intellectuelle des Hébreux. Une manière d’être qui ne se décrit pas, des impressions rapides, le langage des yeux révèlent cet état d’esprit de l’Oriental si différent du nôtre ; sans tout cela la langue est morte, et une langue morte n’est jamais parfaitement connue : talis hominibus fuit oratio qualis vita, disait Sénèque ; la langue est le miroir de la vie.
Pour les inscriptions, il est vrai qu’on peut les étudier plus commodément dans les musées et dans les recueils spéciaux. Mais ne peut-on pas avoir ici ces recueils, et faut-il renoncer à en trouver de nouvelles, Les Hébreux n’ont pas fait de leurs monuments autant de pages d’écriture ; ils ont écrit cependant.
La stèle de Mésa, l’inscription de Siloé, la tablette de Tell el Hessy sont de merveilleuses découvertes qui prouvent qu’on trouvera si l’on cherche ! Il faut chercher sous le sol ; mais les fouilles ne peuvent être conduites avec succès que par des hommes habitués aux pays, familiers avec ses coutumes. Les catholiques ne doivent pas se laisser devancer même en cela.
Faut-il parler de l’utilité de la géographie et de la topographie pour l’intelligence de l’histoire ? Personne ne consent plus à écrire le récit d’événements dont il n’aurait pas vu le théâtre ; personne ne voudra plus bientôt commenter la Bible sans avoir visité la Terre Sainte. Mais il ne suffit pas d’un passage rapide ; pour résoudre le moindre problème d’identification, il faut revenir souvent à la même place, contrôler l’une par l’autre les données du problème, s’assurer si de tel lieu on en aperçoit un autre, grouper des éléments variés que l’attention la plus exacte ne peut pas toujours saisir en une seule fois.
Et quand toutes ces études pourraient se faire en dehors de la Palestine, avec des livres et des cartes, des estampages et des photographies, ce qu’on ne peut saisir qu’ici, c’est cette vue d’ensemble qui est comme le mens divinior de l’historien. Sans une préparation laborieuse, on ne trouve en Terre Sainte que des impressions fugitives ou des émotions passagères : l’historien doit étudier longtemps la pensée des anciens, il doit recomposer leur vie en reconstruisant par l’archéologie tous les détails de leur existence, réunir des matériaux au moyen de méthodes précises et d’observations exactes ; il peut alors s’abandonner à ce que Paul Bourget appelle la sensation historique, et qu’en Terre Sainte on serait tenté d’appeler l’extase historique.
Sans études préparatoires, cette sensation qui touche le passé et le fait revivre n’est qu’un rêve et une illusion ; pour l’érudit, ce n’est pas une hallucination, c’est une vision. Or, on n’évoque ces ombres, on ne fait revivre ces morts qu’aux lieux où ils ont vécu et où ils dorment leur dernier sommeil. « On devient Grec, disait Albert Dumont, rien qu’à la vue de la mer d’Égine. » Et Maurice Holleaux ajoute : « Il y a des minutes de contemplation et de rêverie devant un paysage qui valent des heures d’études abstraites. » C’était déjà la pensée de saint Jérôme : « De même qu’en voyant Athènes, on comprend mieux l’Histoire grecque, et le cinquième livre de l’Énéide quand on a navigué de la Troade par Leucate et les monts Acrocérauniens jusqu’à la Sicile et aux bouches du Tibre, ainsi on contemplera plus clairement l’Écriture Sainte — c’est une intuition, intuebitur, — quand on a vu la Judée de ses yeux, et qu’on a trouvé le souvenir des villes antiques, soit qu’elles aient conservé, soit qu’elles aient changé leur nom. »
Et qu’on ne dise pas que cette méthode, en marquant mieux le caractère historique de la révélation, lui enlève son caractère surnaturel. Dieu révèle à qui il lui plaît les mystères de l’Écriture ; mais pour nous, obligés de nous livrer au travail pour mériter la lumière, nous devons avant tout remettre la révélation dans le cadre historique où Dieu l’a placée, pour goûter ensuite sa divine saveur. Le travail que nous proposons n’est que préparatoire, mais il est nécessaire dans les voies communes. Le sculpteur, en attaquant le marbre à coups de marteau, ne fait que changer la disposition matérielle de la statue, et cependant, peu à peu, l’âme se montre dans les traits du visage où paraît la vie.
C’est ainsi que l’historien évoque tour à tour devant ses yeux grands ouverts les peuples anciens ; ce ne sont pas eux qui ont donné le divin au monde. Ce n’est pas le Sémite, matérialiste, terre à terre, souvent précis dans ses calculs, mais n’oubliant jamais la jouissance actuelle et le profit, même dans la recherche de la science ; ce n’est pas lui qui a créé la religion de l’idéal, la sainte folie qui sacrifie le présent à l’éternité.
Il voit paraître l’Hellène avec ses défauts tels que les résume un archéologue déjà cité, épris de leur génie : « étroitesse d’esprit, sècheresse de cœur, sens moral médiocre, incorrigible nonchalance, jactance stérile. » Ce n’est pas le Grec qui a créé la religion de l’amour. C’est Jésus dont on retrouve l’image dans les récits de l’Évangile, au repos du soir, après avoir cherché ses traces sur les collines qu’il a parcourues. C’est ainsi qu’à Naplouse, écoutant les rumeurs de la ville qui semble s’éveiller à la nuit, après les heures accablantes du jour, on croit entrevoir par-delà les citronniers embaumés et les nopals fantastiques, le divin voyageur, assis près du puits de son ancêtre Jacob. Et toute cette nature redit la parole qu’elle a entendue, et que l’homme a oubliée : Le salut vient des Juifs, mais le temps viendra où des vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité.
Voilà ce que respirent les citronniers et les nopals, voilà ce que chante la terre qui a vu paraître son Dieu, les montagnes tressaillent et les collines sont lumineuses.
Voilà comment, guidées par la foi et par la charité, toute science et toute étude demandent à boire de l’eau vive en s’inclinant aux pieds de Jésus.
Mais qui peut fixer l’heure où cette lumière pénètre l’âme comme une inspiration soudaine, tandis qu’elle ne peut résulter que d’études et de méditations alternées ? L’avantage incomparable de Jérusalem c’est de pouvoir fournir une somme suffisante d’études théoriques constamment baignées de clartés instinctives qui viennent de l’atmosphère où l’on se trouve. L’avantage d’une école spéciale biblique dans le pays de la Bible, c’est que tout ce qu’on voit concourt à expliquer ce que l’on apprend, c’est de faire converger vers un même but toutes les forces.
Ne se plaint-on pas de leur dispersion ? Il est vrai, chaque jour étend davantage le champ que doit parcourir, l’exégète. On reproche à l’un d’ignorer les progrès de la science, à l’autre de n’être que philologue ; la pensée manque d’autorité sans des études forcément minutieuses qui risquent de l’amoindrir ; en Terre Sainte, elle se relève incessamment vers les choses divines, et toujours par l’échelle mystérieuse de l’histoire sur laquelle montent et descendent les saints et les anges des deux Testaments.
Ces considérations ont dirigé l’organisation de l’École biblique. On a fait une large place aux langues. On y enseigne le grec, l’hébreu, l’araméen, l’arabe et l’assyrien, en attendant qu’on puisse inaugurer l’arménien et le copte. Un cours d’archéologie, un cours d’épigraphie, deux cours de géographie de la Palestine et de topographie de Jérusalem sont comme les auxiliaires des cours d’exégèse et d’introduction. Selon les matières enseignées, on se rend sur les lieux pour les vérifications nécessaires. On s’inspire sous la tente des souvenirs du passé. Aucun intermédiaire trop moderne n’altère les impressions. C’est presque une contemplation, et c’est encore une étude. L’Égypte avec ses richesses archéologiques, le Sinaï avec ses déserts remplis du souvenir de Dieu, la Syrie avec ses basiliques chrétiennes ne sont pas hors de portée. Études et voyages, en donnant, soit aux études par une constante application aux textes, soit aux voyages par un contact aussi prochain que possible avec les hommes et les choses, un caractère simple et pratique, constituent assurément une ressource précieuse, si les faits répondent aux espérances.
Nous n’osons faire appel ici aux avantages recueillis jusqu’à présent par les étudiants de l’École biblique. On nous permettra seulement de rappeler les résultats obtenus dans le seul domaine épigraphique, sans qu’on ait pu, faute d’autorisation et de ressources, entreprendre des fouilles régulières. Une inscription nabatéenne qui figure dans le Corpus inscriptionum semiticarum d’après l’estampage fourni par l’auteur de ce livre, une inscription samaritaine, et on sait si elles sont rares ; une inscription phénicienne, une des plus longues qui existent ; une inscription arabe coufique, la seconde de son espèce ; un nombre assez considérable d‘inscriptions palmyréniennes, quelques fragments hébreux, voilà une moisson sémitique qui a sa valeur, et quant aux inscriptions grecques et aux milliaires, on ne les compte pas. Tout cela n’a pas été trouvé par les seuls professeurs de l’École. Nous devons beaucoup en particulier au R.P. Germer Durand. Ce qui importe c’est l’utilité générale ; on sait qu’il existe un centre d’études bibliques en Palestine, et qu’il a son organe, la Revue biblique, largement ouverte aux savants catholiques. Cela encourage et les chercheurs et les travailleurs, et, s’il plaît à Dieu, cela servira à l’intelligence du texte sacré et contribuera à l’honneur de l’Église.
Il est permis de tout espérer, depuis que la bénédiction du Souverain Pontife a imprimé à l’œuvre commencée le sceau de la bénédiction divine. N’est-il pas d’ailleurs le grand maître des études bibliques ? C’est à l’Église qu’appartient le rôle d’enseigner les Écritures pour le salut des hommes. C’est dans son esprit, sous sa surveillance et en se contenant dans les limites enseignées par elle que les études locales atteindront leur but.
Les études bibliques doivent, en effet, être avant tout théologiques, et c’est ce que l’Ordre de saint Dominique a exprimé de la manière la plus frappante en associant à l’école biblique un collège de saint Thomas où les étudiants ecclésiastiques pourront prendre les grades théologiques comme au couvent romain de la Minerve. À vrai dire, il n’y a à Saint-Étienne qu’une école, mais une école de théologie comme on les comprenait au Moyen Âge, au temps le plus florissant de la scolastique où la Bible était dans les universités l’alpha et l’oméga, le livre des étudiants et le livre des maîtres[2].
En tout cela on ne pouvait avoir de meilleur patron céleste que saint Étienne et saint Paul dont le souvenir est à jamais uni dans la basilique d’Eudocie.
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