In: Comptes-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 134e année, N. 4, 1990. pp. 847-855.
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Les études bibliques n’ont pas connu en France un destin heureux. C’est pourtant chez nous qu’avaient été fondées deux disciplines qui en sont des parties intégrantes, la critique textuelle de l’Écriture sainte, avec la Critica sacra de Louis Cappel (mort en 1658) et la science des antiquités sémitiques avec le Phaleg et Canaan et le Hierozoicon de Samuel Bochart (mort en 1667). La révocation de l’Édit de Nantes vint mettre fin à une émulation féconde entre Catholiques et Réformés dont l’Histoire critique du Vieux Testament du P. Richard Simon, parue en 1678, avait été à bien des égards le produit. On connaît le sort que Bossuet ménagea à ce livre où l’on avait osé écrire que « Moïse ne peut être l’auteur de tout ce qui est dans les livres qui lui sont attribués. » Ce fut pour un long temps la fin des études sérieuses en ce domaine. Les érudits se détournèrent de ce terrain dangereux, et de la Bible les gens les plus instruits ne voulurent connaître que la Vulgate. Le flambeau allumé en France passa dès avant 1700 en Angleterre, puis en Hollande, puis en Allemagne. Le siècle français des Lumières fut de ce point de vue une ère d’obscurité. Il y a plus de bonne science qu’on ne l’a dit dans les vingt-trois volumes du Commentaire littéral et critique de Dom Augustin Calmet qui, tout en donnant à la Vulgate la place d’honneur, commentait en fait la Polyglotte de Brian Walton, mais il n’y a pas une once de cet esprit critique, capable de faire passer un regard neuf sur des textes trop connus, que sut déployer vers le milieu du siècle le médecin Jean Astruc dans ses Conjectures sur les Mémoires originaux dont il paroît que Moïse s’est servi pour composer le Livre de la Genèse, œuvre qui contenait en germe toute la critique du Pentateuque. Le Livre d’Astruc ne fut compris qu’au siècle suivant. En attendant, la méthode de l’oratorien Charles-François Houbigant, issue de vieilles polémiques visant à discréditer le texte traditionnel de la Bible hébraïque, aboutissait à corrompre l’étude de la langue et à fourvoyer la recherche, au point qu’Ernest Renan a pu écrire : « II n’y avait pas en France vers 1800 un seul homme qui entendit quelque chose à la philologie hébraïque. » Les grands orientalistes français du XIXe siècle ne portèrent guère d’intérêt à la Bible. Étienne Quatremère qui détint longtemps la chaire d’hébreu du Collège de France, traduisait des textes bibliques pour justifier son emploi, mais accomplissait son œuvre en traitant d’arabe, de persan et de turc. Il y avait certainement dans l’Église des érudits de la taille d’Arthur Le Hir, mais ils n’atteignirent pas la notoriété et ne créèrent pas une véritable tradition savante. Le Hir forma Renan à Saint-Sulpice, en le mettant à l’école de Wilhelm Gesenius et des Allemands, et Renan succéda à Quatremère au Collège de France. Mais Renan fut un météore : alors même que son génie synthétique révélait au public cultivé les questions bibliques, ses meilleurs disciples s’éloignèrent de ce terrain, pour des recherches plus paisibles, car le mouvement créé par Renan engendrait, hélas, plus d’aigres polémiques que de sérieuses études. La controverse crispa les esprits, et quand le siècle penche sur son déclin, l’étude de la Bible paraît presque discréditée dans le milieu universitaire ou académique, et aussi chez ceux-là mêmes qui auraient dû avoir vocation à la favoriser.
Une des gloires du P. Marie-Joseph Lagrange est d’avoir dissipé les ténèbres de ces préjugés qui d’une part refusaient à notre culture la réflexion sur l’une de ses bases et d’autre part infantilisaient la foi religieuse sous couleur de la protéger. Il a attiré vers l’étude de la Bible d’excellents esprits et les a formés par la meilleure des pédagogies, celle de 1′ « école pratique » qu’il ouvrit à Jérusalem il y a cent ans. « École pratique », ce titre, en lui-même hommage discret à l’institution de Victor Duruy, implique tout un programme dans lequel la connaissance des textes s’enrichit de celle des langues et du milieu d’origine. Avant d’aborder l’exégèse, il fallait savoir assez de grec et d’hébreu et ne pas se contenter du latin. Bien plus, l’École proposait d’entrée à ses élèves une connaissance directe et concrète de la Terre sainte, le P. Lagrange étant persuadé comme saint Jérôme que bien des pages de l’Écriture sainte s’éclairent lorsqu’on a parcouru Jérusalem, la Judée et les terres adjacentes. Les hommes ne sont pas séparables des paysages qu’ils peuplent : leurs mœurs, leurs institutions, leurs parlers contiennent bien des vestiges des temps bibliques, car la Palestine de 1890 avait sans doute moins changé depuis eux qu’elle ne l’a fait en notre siècle. C’est aux lentes excursions à dos de cheval et de chameau que l’École doit d’avoir si bien contribué à la géographie et à l’archéologie de la Terre sainte, comme nous l’entendrons rappeler tout à l’heure. Ces voyages ont eu un autre aboutissement heureux : les belles monographies que le P. Antonin Jaussen consacra aux ‘Azayzat de Kerak dans ses Coutumes des Arabes au pays de Moab (1908) et aux Fuqarâ de Madà’in Sâlih visités lors de ces mémorables expéditions de 1907-1910 sans lesquelles nous n’aurions qu’une connaissance bien vague de l’ancien idiome nord-arabique appelé lihyanite et nous ignorerions beaucoup de l’araméen nabatéen. La familiarité avec le présent invite à chercher partout ce qui l’a précédé et pour une bonne part l’explique : l’œuvre archéologique de l’École biblique procède de cette démarche, ainsi que tout l’apport à l’épigraphie sémitique et grecque du Levant, rassemblé dans la Revue biblique depuis son premier fascicule, paru en 1892.
Si grand que soit l’intérêt que présentent en elles-mêmes la géographie, l’ethnographie, l’archéologie et l’épigraphie, elles ne constituaient pas l’essentiel des tâches que le P. Lagrange s’était assignées. Il importait à ses yeux de connaître tout ce qu’il était possible de connaître sur le passé de la Syrie-Palestine et même de la Mésopotamie et de l’Égypte, et la Revue biblique a toujours réservé une rubrique de ces précieuses recensions et de ses notes d’information à ces provinces de l’Orient antique, mais c’était afin de mieux comprendre la Bible, la religion qui l’a produite, les conditions dans lesquelles elle a pris naissance. L’exégèse biblique est demeurée pour lui la reine des disciplines, tout devant concourir à l’élucidation de l’Écriture sainte. Tout en encourageant le développement des recherches archéologiques et épigraphiques, tout en suivant les progrès de l’assyriologie et de l’égyptologie, le P. Lagrange a consacré à l’exégèse du texte sacré l’essentiel d’une immense œuvre écrite. C’est là qu’il a donné le meilleur de lui-même, c’est là qu’il a souffert. Plusieurs fois, dans sa correspondance avec le Général de son Ordre, le P. Étienne Cormier, il semble aspirer au soulagement que lui donnerait un travail d’orientaliste, purement philologique, qui le soustrairait aux critiques de ses censeurs. Mais le P. Lagrange paraît avoir senti comme une exigence supérieure de ne pas fuir le conflit possible entre une obéissance égale à sa foi et une conviction scientifique tout aussi intrépide.
Il n’a donc pas hésité à aborder les points les plus délicats de la recherche biblique, mu par une émouvante confiance en l’unité de la Vérité. Il était convaincu que la science ne pouvait entamer sa conviction religieuse, qu’elle permettait au contraire de remonter aux intuitions originelles, aux sources mêmes de la foi. C’est d’un même mouvement qu’il affrontait un fidéisme volontairement aveugle et une critique tentée d’outrepasser ses droits en empiétant sur l’inconnu.
Le temps a contraint le P. Lagrange à se faire apologète. Il le fut en homme de son temps, et l’on ne s’étonnera pas de le voir rejoindre Ernest Renan pour définir la Bible comme la grande école de l’humanité, pour voir dans le « sévère monothéisme d’Israël » l’espérance du monde et les germes de son progrès, pour dire que Jésus établit définitivement l’alliance de la religion et de la morale. Le P. Lagrange doit aussi à son temps la méthode qu’il a accréditée dans un vaste milieu jusque-là porté à la condamner, méthode critique visant non seulement à établir un texte original, mais encore à en retracer la genèse par voie d’analyse, méthode historique, qui tente de retrouver sous une couche d’interprétations superposées, l’intention même de l’auteur et d’expliquer celle-ci dans les circonstances qui l’ont vu naître.
Face au fondamentalisme irraisonné de croyants qui tenaient la Bible pour l’histoire infailliblement vraie des origines du monde et du devenir des hommes, Lagrange a dû consacrer beaucoup de temps à la réflexion herméneutique, cherchant à définir de manière plus subtile les concepts d’authenticité, de révélation et d’inspiration. Il était indispensable qu’il introduisit la catégorie des « genres littéraires », permettant de prendre en compte la part de vérité ou de fiction que l’auteur sacré entendait lui-même mettre dans son récit et de distinguer, par exemple, l’histoire et la parabole. On sait la peine qu’il eut à faire accepter ces sages expédients lors de la terrible crise des dix années précédant la première guerre mondiale. La correspondance récemment publiée a permis de suivre le martyre moral infligé au fondateur de l’École biblique. Si la crise a été victorieusement surmontée, ce fut sans doute pour la paix de l’Église romaine, ce fut sûrement pour le bien de la science biblique.
D’aussi longues épreuves renforcent l’admiration qu’inspire la fécondité du P. Lagrange, car c’est alors même qu’il donna les surabondantes prémices d’une œuvre monumentale. Il convient d’en dire quelques mots. Le P. Lagrange a su brosser de vastes fresques d’histoire religieuse, en toile de fond de ses travaux exégétiques. Le premier en France il a donné un aperçu d’ensemble sur les religions sémitiques, destiné à rehausser l’apport de l’Ancien Testament. Pour mieux faire comprendre le Nouveau Testament, il a écrit ces répondants français à un ouvrage classique de Wilhelm Bousset que constituent son Messianisme chez les Juifs (1909) et son Judaïsme avant Jésus-Christ (1931). Il s’est gardé d’oublier l’hellénisme, « Rien de ce qui concerne les Grecs ne peut demeurer étranger à ceux qui étudient les origines du Christianisme », écrivait-il en 1907. Son livre de 1937 sur l’Orphisme, donné comme une partie de sa grande introduction au Nouveau Testament, témoigne de la constance de cet intérêt. Rappelons à ce propos que c’est sous la robe rosée des Études bibliques qu’ont paru les quatre volumes que notre regretté P. Jean Festugière a consacrés à l’hermétisme antique.
Dans ses travaux exégétiques, c’est d’abord à l’Ancien Testament que le P. Lagrange a appliqué sa méthode critique. Son commentaire des Juges l’illustre dès 1903. À la fin de ce livre, il déclare qu’une étude de la Genèse ne peut que faire appel à la même méthode. C’était s’engager sur le terrain brûlant où Richard Simon avait jadis succombé. Le commentaire du P. Lagrange sur la Genèse ne fut point publié. Dans ses études touchant au Pentateuque, le P. Lagrange avait cependant su interpréter avec bon sens le primat que toute la tradition reconnaît à Moïse : pour lui le Pentateuque n’est pas homogène, les divergences qu’on peut relever dans les codes législatifs reflètent différentes étapes de l’évolution d’Israël, mais les innovations introduites au cours des siècles ont été vues comme des mises au point de la législation première remontant aux origines même du peuple, qui ne pouvait se passer d’une loi. Pour le P. Lagrange, et contrairement à l’opinion qui dominait dans l’exégèse allemande, et qui n’était pas exempte de tout a priori, la Loi précède les prophètes et non l’inverse.
En 1907, au plus fort de ce que l’on a appelé la « crise moderniste », Lagrange renonce à étudier l’Ancien Testament et se tourne vers le Nouveau, afin — dit-il — de « désarmer les suspicions ». Qu’il se soit senti plus libre pour traiter d’une littérature propre aux chrétiens que pour celle qu’ils ont en commun avec les juifs surprend aujourd’hui, mais en dit long sur la « question biblique » au début de ce siècle. C’est donc au Nouveau Testament, et en particulier aux quatre Évangiles, que le P. Lagrange a consacré la plus grande partie de son œuvre d’exégète. Il y prit une position de critique modéré, moins éloigné qu’on ne l’a cru d’Alfred Loisy contre lequel il rompit des lances parce que celui-ci outrepassait sa tâche de philologue en se posant en réformateur. On doit au P. Lagrange critique du Nouveau Testament certaines intuitions fécondes, popularisées par la suite, ainsi lorsqu’il entreprit de montrer le caractère profondément judaïque du IVe Évangile ou de définir le Nouveau Testament comme l’œuvre d’une Église en formation. On lui doit d’avoir été le premier à donner en langue française des commentaires des Évangiles qui sont des monuments d’érudition philologique et historique.
La puissance de travail du P. Lagrange était si exceptionnelle que son œuvre risquerait de faire pâlir celle de ses disciples et successeurs. Et pourtant, que de beaux travaux nous devons à ces PP. Dominicains de Jérusalem dont il convient maintenant de saluer la mémoire, ceux que certains d’entre nous ont encore connus comme leurs confrères ou leurs maîtres ! Chacun à sa manière, ils ont poursuivi l’œuvre du fondateur dans des voies qu’il avait plus ou moins frayées lui-même. Paul-Édouard Dhorme a contribué à faire connaître la religion de l’antique Mésopotamie par son Choix de textes religieux assyro-babyloniens de 1907 où il traduisait pour la première fois en français un chef-d’œuvre littéraire comme l’Épopée de Gilgamesh. En exploitant les lettres babyloniennes de Tell el Amarna il a éclairé la topographie de la Palestine antique et par des études d’onomastique les mouvements des peuples entre la Syrie et la Mésopotamie. Philologue averti, à l’aise dans toutes les langues sémitiques, il a donné un modèle de monographie comparative avec son Emploi métaphorique des noms de parties du corps de 1923, qui aide à comprendre tant de passages des anciens écrits. C’est lui qui a publié dans la Revue biblique, en 1931, un des articles dont elle peut le plus se faire gloire, celui qui s’intitulait « Première traduction des textes… de Ras Shamra ». Exégète, Dhorme est l’auteur d’un commentaire des Livres de Samuel qui prolonge celui du Livre des Juges qu’avait écrit le P. Lagrange, et d’un monumental commentaire de Job, près de huit cents pages à la typographie serrée, si riche d’information qu’on a senti le besoin de le traduire en anglais quarante ans après sa publication en 1926.
Archéologue et relevant à ce titre du discours qui va suivre, le P. Roland Guérin de Vaux fut aussi un historien, un historien des religions et un exégète. Nous lui devons de suggestives monographies intéressant les cultes sémitiques, sur Adonis, sur le Baal du Carmel, sur les sacrifices de porcs et sur le voile des femmes. Historien, il prit la suite de Dhorme pour illustrer les rapports entre les récits bibliques et les données des textes de l’ancien Orient. De 1928 à 1931 Dhorme avait publié dans la Revue biblique une série d’articles intitulés « Abraham dans le cadre de l’histoire » ; celle que le P. de Vaux donna de 1946 à 1948, « Les patriarches hébreux et les découvertes modernes » en était à bien des égards une mise à jour. C’était aussi un travail préliminaire en vue de la grande Histoire ancienne d’Israël que le P. de Vaux avait conçue et dont la mort ne le laissa rédiger qu’un peu plus du tiers : c’est en 1971, l’année où il nous quitta, que sortit des presses le premier volume, traitant des origines. On dit que l’œuvre a vieilli. La raison principale est que l’optimisme scientifique des années 1950, où l’on croyait à la possibilité de vérification extérieure et objective des informations bibliques n’est plus de mise aujourd’hui. La mode actuelle — il faut bien parler ici de mode — est plus volontiers sceptique sur l’adéquation des données littéraires à celles de l’archéologie. Mais de Vaux, traitant de l’ère la plus obscure de l’histoire, ne se faisait pas d’illusion : « Nous ne pourrons jamais écrire vraiment une histoire de l’époque patriarcale » — écrivait-il. Il reste que son livre est un recueil de documentation archéologique et exégétique, d’une très grande richesse, mise au service de l’histoire. Plus sûrs dans leur propos ses deux volumes sur les Institutions de l’Ancien Testament sont un véritable manuel dont le succès mondial ne s’est pas démenti. C’est un des plus beaux échantillons d’une des activités de l’École biblique qui lui mérite bien des reconnaissances. Il en est sorti quelques synthèses qui demeurent sur la table de qui s’adonne sérieusement à l’étude de la Bible. Rappelons toute une partie de l’œuvre du P. Félix Abel : le scrupuleux exégète des livres des Maccabées, le connaisseur incomparable de la Terre sainte, fut aussi l’auteur de deux de ces ouvrages de référence : sa Géographie de la Palestine, parue en 1933 et 1938, réimprimée en 1967 et son Histoire de la Palestine depuis la conquête d’Alexandre jusqu’à l’invasion arabe publiée en 1952.
Le P. de Vaux fut le maître d’œuvre du chantier de Qoumrân. Il le fut trop peu de temps, au grand dam de nos études : non seulement il ne put faire connaître lui-même qu’une partie des résultats archéologiques qu’il avait obtenus, mais encore sa ferme direction a trop tôt manqué à l’équipe de philologues qu’il avait eu charge de constituer, grâce à la confiance des autorités jordaniennes et à un crédit scientifique que nul ne lui contestait. Il avait formé à partir de 1952 cette équipe, chargée de la publication officielle des documents découverts dans le désert de Juda, avec un louable souci d’équilibre national et confessionnel. La confiance qu’il avait accordée à ses recrues a été honorée avec des bonheurs divers. On est contraint d’exprimer bien des regrets lorsqu’on voit l’état de la publication des manuscrits de la grotte 4, si riche de textes de la plus haute importance, près de quarante ans après l’ouverture de la grotte, et que l’on doit déplorer de la part de certains responsables une véritable rétention d’information.
Le P. Pierre-Maurice Benoit, qui succéda au P. de Vaux dans cette délicate tâche de coordination, n’a pas eu lui non plus la possibilité de la mener à terme. Mais ses fécondes réflexions herméneutiques, ses lumineux aperçus sur les points les plus délicats du Nouveau Testament, son esprit ouvert à toutes les recherches continueront à en faire une figure chère au souvenir.
Avec de pareils hommes, l’École biblique de Jérusalem ne pouvait manquer de marquer son temps. En maintenant très haut le flambeau allumé par le P. Lagrange, elle a aboli la suspicion dont ses études avaient été longtemps l’objet. La Bible est devenu l’objet d’une science historique et critique dans les milieux catholiques romains, et les milieux savants les plus laïques en ont profité. L’encyclique pontificale Divino afflante spiritu marqua en 1943 le succès des efforts du P. Lagrange. On voit alors disparaître de la Revue biblique certains accents polémiques et apologétiques de ses premiers numéros. Il avait été nécessaire que le fondateur sacrifiât à la controverse pour que ses successeurs en fussent libérés. La Revue biblique est plus que jamais l’un des poumons de nos études. La série des Études bibliques ne cesse de s’enrichir de précieuses monographies analytiques, et il est impossible d’énumérer les progrès qu’elle apporte à la connaissance et à la réflexion : la critique textuelle du Nouveau Testament, pour ne prendre qu’un exemple, est grâce à elle remise à l’honneur. Et les projets ne manquent pas : on se réjouit d’apprendre que commence à paraître, à l’initiative de l’École biblique, une nouvelle traduction des Antiquités juives de Flavius Josèphe, munie à n’en pas douter d’un appareil savant qui surpassera celui des éditions existantes. L’École de Jérusalem n’a point failli à sa mission pédagogique. Les mémoires d’exégèse que l’Académie doit juger presque chaque année apportent un témoignage de l’excellente formation qui y est dispensée, grâce aux exigences d’un corps professoral attentif et aux trésors de sa Bibliothèque. Plus importante encore, peut-être, l’École biblique a mieux que toute autre institution, répandu en France le goût pour ces lettres antiques que beaucoup continuent d’appeler les « Saintes lettres ». On ne manquera pas d’étudier un jour le retentissement de cette « Bible de Jérusalem » que conçurent durant la dernière guerre mondiale les PP. Dominicains et à laquelle les professeurs de l’École, à commencer par les PP. Benoit et de Vaux, apportèrent tant de soin. Elle a révélé la Bible à des masses de lecteurs bien disposés mais peu avertis, et son annotation très objective a ouvert des horizons neufs à d’autres lecteurs qui croyaient un peu trop vite tout en saisir. Qu’on s’en félicite ou non, cette « Bible de Jérusalem » a contribué à introduire en notre temps un nouveau langage religieux, et à informer de la sorte les sensibilités, en particulier par le style lapidaire et hardi de sa traduction des Psaumes.
« Dieu a donné dans la Bible un travail interminable à l’intelligence
humaine »
a écrit le P. Lagrange. Ce travail continue et continuera, mais il ne pourra être pris au sérieux sans une fidélité certaine à des principes formulés et appliqués par le fondateur et ses disciples. L’École biblique n’impose aucune obédience, mais ses leçons et ses travaux rappellent sans cesse quelques exigences de formation et de méthode à ceux qui se proposent de faire de la Bible leur terrain d’étude. En continuant d’enseigner et d’illustrer la solidarité des couches anciennes de l’Ancien Testament avec la pensée sémitique, celle du Nouveau Testament avec la pensée hellénistique et celle de l’ancien judaïsme, elle maintient qu’il est nécessaire d’avoir les rudiments d’une double culture. Elle demeure en même temps une école de prudence. Le P. Lagrange ne manquait pas de tempérer les enthousiasmes auxquels se laissaient aller des savants de son temps. Il a écrit qu’ « on ne dissout pas la spécificité d’une religion dans les apparentements connus à son époque ». Il a rappelé que les symboles et les rites ne laissent pas préjuger des attitudes de l’âme, que chaque religion est un système où tout se tient, même si certains de ses éléments se retrouvent ailleurs. Cette mise en garde contre les abus du comparatisme garde toute sa valeur : ni la religion de l’ancien Israël, ni le christianisme primitif ne se réduisent à ce qu’ils ont de commun avec des croyances et des pratiques de leur temps. L’histoire religieuse demeure une science du particulier, une démarche descriptive qui se méfie des raisons supérieures qu’on entendrait invoquer comme explication. L’École biblique a trop bien défendu les droits de la recherche historique et critique contre les empiétements d’une théologie qui méritait au moins la déférence due à l’ancienneté, pour s’inféoder maintenant à des théologies laïcisées ou à des messianismes athées, ou pour demander les clés de l’Écriture sainte à quelque chapelle anthropologique dispensant des leçons d’infaillibilité.
J’ai rappelé au début de ce discours l’infortune des études bibliques en France. Si, aujourd’hui, la situation s’est améliorée, s’il se trouve en ce pays des savants plus nombreux que naguère pour les entreprendre et pour les mener avec rigueur et probité, c’est bien à l’École biblique française de Jérusalem que nous le devons.
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