Deux points qui intéressent la discipline orientale : La Primauté de saint Pierre et le divorce dans le NT d’après les commentaires du P. Lagrange
In Échos d’Orient.1926. Volume 25. Numéro 142. pp. 244-248.
M.-J. Lagrange, o.p. :
– Saint Paul, Épître aux Galates, LXXXIV – 175 pages, Paris, V. Lecoffre, 1918.
– Évangile selon saint Marc, 3eédition, CLI – 30* – 446 pages. Même librairie, 1920.
– Évangile selon saint Luc, 2° édition, CLXVII – 631 pages. Même librairie, 1921.
– Épitre aux Romains, 2° édition, LXXII – 21* – 395 pages. Même librairie, 1922.
– Saint Matthieu, CLXXXVIII – 560 pages. Même librairie, 1923.
Nous sommes vraiment en retard pour dire notre admiration devant le somptueux monument d’exégèse qu’édifie le R. P. Lagrange à la gloire du Nouveau Testament, œuvre splendide d’ampleur et de force qui fait le plus grand honneur à l’exégèse catholique. La traduction procède par traits lumineux qui éclairent tout un texte ; d’une ligne sobre et riche, elle est assurée de ne pas vieillir : aereperennius. Le commentaire y gagne netteté et vigueur. Une longue introduction fouille et met au point bien des questions qui se posent sur chacun des livres inspirés. Diverses tables placées à la fin du volume aident les recherches. La bibliographie est abondante et il faut remercier l’auteur d’avoir joint parfois une courte appréciation à l’ouvrage indiqué. Sa compétence lui en donne bien le droit.
Dans l’impossibilité où nous sommes d’analyser une matière si riche, nous nous bornerons à souligner pour nos lecteurs la manière dont le savant exégète a commenté le texte sacré sur deux points qui intéressent la doctrine et la discipline orientale, à savoir : la primauté de saint Pierre et le divorce.
Le premier se présente dans saint Matthieu, saint Luc, l’Épître aux Galates. Suivons l’ordre du Nouveau Testament.
Dans saint Matthieu, 16, 16-19, la confession de saint Pierre concerne sûrement la divinité de Jésus-Christ. « Tandis que ceux qui étaient dans la barque (14, 33), dit le P. Lagrange, avaient vu seulement en Jésus un être surnaturel. Pierre, en ajoutant l’article et la qualification de Fils du Dieu vivant, professe, aussi clairement qu’il pouvait le faire, l’origine divine de Jésus, possédant la nature de l’Être infini qui a la vie et peut la transmettre, ό Θεός ό ζώνne se trouve dans le Nouveau Testament que dans Mt 26, 63, formule très solennelle, et dans l’Ancien Testament, Ps. 41 (42), 3. Quand Pierre a-t-il eu cette connaissance ? Elle est contenue dans 21, 2.5 sq., mais encore fallait-il une grâce spéciale pour la pénétrer et la proclamer avec l’énergie de Pierre. » (P. 322.) Plus loin, l’exégète est encore plus catégorique. C’est à propos de la réponse de Jésus à Pierre : « La félicitation du Sauveur rehausse grandement le rôle de Pierre. Il ne dit pas, au nom des autres, une vérité à laquelle il serait parvenu par le raisonnement, comme cela pourrait être le cas de la simple dignité messianique de Jésus, en s’appuyant, bien entendu, sur les vérités de la foi traditionnelle, les prophéties, les miracles, etc. Non, Pierre a reçu du Père, directement, une révélation qui dépasse en importance privilégiée toutes celles qui sont contenues dans l’Écriture. Car l’unité de Dieu eût pu être atteinte par le raisonnement, mais il fallait une confidence du Père pour savoir que Jésus était son Fils. » (P. 323.) La récompense de l’apôtre est proportionnée à sa confession. Transcrivons les quelques lignes sur le début du verset 18 : « κάγωou bien : sicut Pater meus tibi manifestavit divinitatem meam. ita et ego tibi notam facio excellentiam tuam(S. Léon.), ou bien : quia tu mihi dixisti(Hier. Mald.), sens préférable, parce que le Christ ne s’en tient pas à une révélation sur Pierre, mais il lui fait une déclaration et une promesse qui sont sa réponse à la confession de l’apôtre. » Et notre exégète, embrassant d’un coup d’œil l’histoire de l’Église, d’ajouter : « Ce dialogue a continué dans la suite des temps. Le siège de Pierre a toujours confessé la divinité de Jésus, et chacune de ces confessions a mieux manifesté combien était véridique la parole du Fils de Dieu à son égard dans la personne de Pierre. » (P. 323.) Au sujet de : Tu es Pierre, notons : « Matthieu ne dit pas : « Tu t’appelleras Pierre », mais « tu es Pierre », le bien-nommé, car… » (P. 324.) La chicane principale des protestants porte sur : επί ταύτη τη πέτρα. En quelques traits de bon sens, le P. Lagrange en fait pleine justice : « καΐ έπΐ ταύτη τη πέτραne peut s’entendre que de Pierre, autrement toute la pointe de la phrase disparaît. Jésus a été nommé la pierre angulaire, mais il ne pouvait se désigner lui-même à ce moment. Osons dire que ce serait une mauvaise plaisanterie : Tu es Pierre, mais je bâtirai sur une autre Pierre ! Mc Neile cherche à revenir indirectement à cette interprétation surannée du protestantisme en faisant de cette pierre la foi de Pierre en le messianisme du Seigneur. C’est bien la foi de Pierre qui introduit la promesse, mais la promesse s’entend de la personne dont la foi vient de se manifester. » (P. 324.) Nous omettons les notes philologiques sur les « clés » et les « portes de l’enfer » pour terminer par ces lignes de l’auteur sur la prophétie de Jésus concernant son Église : « II faut convenir que cette prophétie est plus claire pour nous qu’elle ne le fut d’abord. Jésus n’avait rien affirmé sur le temps que durerait son Église. Mais tant qu’elle durerait, elle devait avoir le même fondement, c’est-à-dire que d’autres hommes, la même Église, auraient un autre chef, le même aussi, le chef comme le groupe constituant une unité morale dans chaque ligne, les deux lignes demeurant unies. Cette unité successive dans le chef suppose une perpétuité de l’autorité dans une certaine lignée, dynastique ou autre. La succession d’un évêque à un autre évêque comme pasteur suprême répond très bien à cette donnée. Il restait à Jésus de pourvoir à ce que ses pasteurs aient toujours la qualité requise pour un fondement de l’Église, une foi semblable à celle de Pierre. Ce fut le rôle et le privilège de l’Église romaine de définir cette foi sans jamais dévier. De sorte que la parole de Jésus à Césarée est si manifestement une prophétie réalisée qu’elle est un puissant argument de crédibilité. » (P. 827.)
La promesse de la foi indéfectible était inclue dans la primauté conférée à saint Pierre dans saint Matthieu, 16, 18-19. Elle est explicitement énoncée dans saint Luc, 22, 32. Satan a demandé de cribler tous les apôtres, et Jésus promet à Pierre, seul, l’indéfectibilité de la foi avec la charge de confirmer ses frères. « II y a parallélisme, écrit ici le P. Lagrange, entre έγώ δέ et καί συ, le rôle du Seigneur et celui de Pierre. Jésus a prié pour tous les apôtres (Joan,17, 9) ; s’il a prié spécialement pour Pierre, ce n’est pas simplement parce que sa foi était plus exposée, mais parce qu’elle importait au salut des autres… La foi de Pierre c’est sa conviction dans le caractère surnaturel de Jésus. Elle n’a pas défailli, car, s’il a nié avoir connu Jésus, il n’a pas nié qu’il fût le Messie et le Fils de Dieu. Sa faiblesse de caractère n’entraînait pas l’abandon de sa conviction, demeurée assez vivante pour déterminer l’explosion de son repentir. » (P. 553-554.) L’exégète clôt son commentaire sur ce texte par cette déclaration : « Le concile du Vatican a cité ce texte pour établir le dogme de l’infaillibilité pontificale. Et, en effet, si les apôtres pour lesquels Jésus a prié avaient besoin d’être fortifiés dans la foi par Pierre, les successeurs des apôtres doivent être dans le même rapport avec le successeur de Pierre, puisque ce dernier est établi à jamais comme fondement de l’Église. » (P. 554.)
Venons-en maintenant à l’Épître aux Galates.Deux passages sont spécialement à considérer : 1, 18, et 2, 11-14. Les apologistes ont depuis longtemps remarqué la valeur de 1, 18 pour indiquer le rang spécial et l’autorité que saint Paul reconnaissait à saint Pierre parmi les apôtres… Le prix du témoignage est dans la démarche de saint Paul. Notre commentateur le rehausse encore en notant la force du terme employé par l’apôtre. « Ίστορήσαίne veut pas dire “s’informer auprès d’une personne”, mais, c’est plus que “voir” ; c’est faire la connaissance d’une personne importante. On cite dans ce sens Jos. Bell. VI, 1, 8 et les HoméliesClém. VIII, 1 passim. Le terme vient probablement des visites rendues aux lieux et villes illustres, qui avaient le caractère d’un hommage. Paul rend donc hommage à l’autorité que Pierre exerçait dans la primitive Église, sans lui faire honneur de sa propre connaissance de l’Évangile. » (P. 17.)
Protestants et orthodoxes nous renvoient plus volontiers à 2, 11-14 qui raconte l’incident d’Antioche. Mais cet incident est lui-même une preuve de l’autorité de Pierre. « Son importance dans l’Église primitive, dit le P. Lagrange, ressort nettement du récit qui est si peu obligeant pour lui. » (P. 41.) Paul « résiste à Pierre, ce qui suppose que celui-ci était revêtu de l’autorité et passait dans l’opinion des fidèles pour lui être supérieur, et il résiste en face, sans s’arrêter à l’ascendant qui devait lui imposer plus de déférence ou même d’obéissance. S’il est, pour ainsi dire, sorti de ses gonds, prenant vis-à-vis de Pierre une attitude anormale, c’est que Pierre était coupable ». (P. 41-42.) En quoi consistait la faute de Pierre ? En ceci que, sous l’influence des judéo-chrétiens venus de Jérusalem à Antioche, il « se retirait dans les occasions où il eût été exposé à manger avec les Gentils, et même se mettait à l’écart ouvertement si l’occasion ne pouvait être évitée d’avance. Il le faisait par crainte de ceux qui étaient originaires de la circoncision… (II) redouta leurs réclamations, dénonciations, indignations, clameurs. C’est que, s’il a été éclairé sur le fond des choses par la vision relative au centurion Corneille, il ne paraît pas avoir cessé, étant à Jérusalem, de pratiquer la Loi. Sa nouvelle attitude devait susciter des commentaires. Estime-t-il donc, depuis qu’il est à Antioche, qu’elle ne lie plus les Juifs, ou agit-il contre sa conscience ? Pierre évita de s’expliquer et crut devoir éviter la lutte en se retirant. Mais un Pierre ne pouvait se retirer sans bruit ». (P. 43.) Cette faute de saint Pierre, le P. Lagrange prend soin de le relever, n’était pas une erreur de doctrine, mais une faiblesse de conduite. « II se croyait affranchi de la Loi puisqu’il mangeait avec les Gentils, et saint Paul ne suppose pas un instant qu’il l’a fait contre sa conscience. Il avait donc pris parti, et il n’a pas le courage de se défendre. Si maintenant il se retire, il donne à croire qu’il n’a pas agi délibérément, il se rétracte en fait, et la conclusion était naturellement soulignée par les judéo-chrétiens stricts, qui n’ont pas cessé, sans aucun doute, de contribuer au revirement, en alléguant auprès des retardataires l’autorité de Pierre. » (Ρ. 44.) C’est cette autorité, en effet, qui donne à l’exemple de saint Pierre un tel ascendant et une valeur de contrainte morale, jusqu’à entraîner Barnabé lui-même, le compagnon de Paul, et jusqu’à déconcerter même les Gentils convertis et les obliger en quelque sorte aux pratiques de la Loi. C’est le sens du mot άναγκάζεις. « C’était un fait que Pierre obligeait les Gentils à judaïser, puisque ceux-ci étaient en train de se soumettre aux observances pour ne pas se séparer de Pierre, le prince des apôtres, l’ami de Jésus, qui depuis la Résurrection avait tout dirigé dans l’Église. Le terme άναγκάζειςpourrait paraître exagéré, si l’exemple, venu de si haut, n’avait une vertu singulière pour entraîner. » (P. 45.)
Ainsi, loin d’infirmer l’autorité de Pierre dans la primitive Église, l’incident d’Antioche la proclame, et même est inexplicable sans elle.
L’autre point sur lequel les orthodoxes sont en sérieuse divergence avec les catholiques, c’est le divorce. Personne n’ignore qu’aux yeux de l’Église orientale dissidente, le mariage n’est pas considéré comme indissoluble, et que le divorce peut être prononcé par l’autorité ecclésiastique. Pour justifier ce sentiment et cette pratique, on en appelle au texte de saint Matthieu 5, 32, où l’on interprète παρεκτος λόγου πορνείαςde la façon suivante : « si ce n’est quand on allègue le motif d’adultère ». Le P. Lagrange relève l’inconséquence de cette traduction qui heurte le contexte. « Cette traduction, en apparence naturelle, aboutirait à dire : La Loi a permis la répudiation pour une cause quelconque, mais moi je ne la permets que pour cause d’adultère. Si Jésus avait raisonné ainsi, il aurait mal allégué la Loi, si c’est la Loi elle-même qu’il visait, ou omis de distinguer les deux écoles. De plus, et sans le dire, il aurait simplement pris parti pour l’école la plus sévère, ce qui est contre tout l’esprit du discours. Il faut donc constater avant tout que le Maître ne traite pas la question des motifssuffisants pour la répudiation, mais des effetsde la répudiation. L’ancienne Loi admettait purement et simplement que la répudiation ouvrait les voies à un second mariage pour la femme. Jésus refuse d’accepter cette conséquence et par conséquent refuse au mari le droit de répudier sa femme : celui qui la répudie la conduit à l’adultère, celui qui épouserait une répudiée commettrait l’adultère. Le principe même de la répudiation étant aboli, il n’y avait pas à se demander dans quel cas elle est légitime, et c’est pour cela que Jésus pouvait citer la Loi sans y faire entrer la restriction qu’elle mettait à son exercice ». Quant à l’incise : παρεκτὸς λόγου πορνείας, le sens est : « mis à part le cas d’adultère ». « Ce cas, en effet, dit notre exégète, entraînait des conséquences spéciales. Le mari avait le droit, sinon le devoir, de dénoncer sa femme, de provoquer sa punition. Régulièrement, l’adultère était mis à mort. De plus, il serait plus que bizarre de dire qu’un mari qui renvoie sa femme adultère l’expose à l’adultère. Ne pas permettre au mari de renvoyer sa femme en pareil cas, c’était, selon la jurisprudence qui ne connaissait que la répudiation, l’obliger à la garder, ce qui eût été trop dur. Enfin il fallait éviter de paraître indifférent à une transgression aussi coupable. On comprend donc très bien que Jésus ait réservé le cas d’adultère. »
Si quelque obscurité demeure avec ces explications, elle doit disparaître à la lumière du texte très clair de Marc 10, 5. À la question des pharisiens : Est-il permis à un homme de répudier sa femme ? Jésus avait répondu en rétablissant la loi primitive : Qu’un homme ne sépare point ce que Dieu a uni. À la maison, les disciples interrogent le Maître. Ils « se demandaient peut-être s’il n’y avait vraiment aucune exception à la nouvelle règle, si elle était assez formelle pour que l’époux remarié fût coupable d’adultère… Non seulement la répudiation est interdite, mais encore le mariage qui la suivrait serait positivement un adultère ». (P. 244.) Saint Luc est tout aussi clair, 16, 18 : Quiconque renvoie sa femme et en épouse une autre commet un adultère, et celui qui épouse une femme renvoyée par son mari commet un adultère. « Quoi qu’il en soit du contexte, la parole du Seigneur se présente comme une condamnation très nette du mariage qui suivrait la séparation des époux. L’homme ne peut se remarier, ni la femme, c’est ainsi que Marc 10, 11, 12, présente la solution, en traitant le cas directement pour chacun des époux. C’est la même solution dans Luc, mais envisagée les deux fois comme réglant l’acte d’un homme ; il ne doit ni se remarier ni épouser une femme répudiée. » (P. 441.)
Pour en revenir à saint Matthieu, il faut de toute nécessité que son sens coïncide avec celui des autres évangélistes. L’interprétation catholique, du reste, est la seule qui soit conforme à un autre passage du même apôtre, 19, 7-11, touchant le billet de répudiation, la seule aussi qui rende possible l’étonnement des apôtres, traduit par cette parole : « Si telle est la condition de l’homme avec sa femme, mieux vaut ne pas se marier. » « Les apôtres, dit le P. Lagrange, ne pouvaient déclarer que la doctrine de Chammaï, doctrine officielle du judaïsme postérieur, rendait le mariage impossible. Il faut donc qu’ils aient eu conscience que le Christ venait de poser une loi beaucoup plus sévère ; le mariage est indissoluble, et si le mari a le droit de répudier sa femme pour cause d’adultère, il ne peut plus en prendre une autre. Que les apôtres aient trouvé cette loi sévère, on ne peut s’en étonner quand on assiste aux protestations qu’elle soulève encore et qui ont abouti dans tant de législations modernes à l’abandon néfaste de la loi chrétienne. » (P. 370.) Au sujet de la sentence du Christ : « Tous ne comprennent pas cette parole, mais ceux auxquels cela a été donné », le commentateur fait cette réflexion pénétrante : « II serait vrai de dire que cette indissolubilité n’est comprise que de ceux auxquels Dieu en fait la grâce par la profession du catholicisme puisqu’il est le seul à la maintenir. » (P. 371.)
Ces deux points que nous avons choisis dans les commentaires du P. Lagrange peuvent donner une idée de l’ensemble. Partout l’on jouit du même génie clair, du même bon sens, de la même sobriété de style que la sublimité du su et emporte parfois jusqu’à l’éloquence, et l’on se prend à souhaiter que l’auteur puisse, dans la maîtrise de sa pensée mûre et de sa profonde érudition, achever le cycle des commentaires du Nouveau Testament si brillamment commencé.
L. SERRAZ
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