L’Œuvre du Père Lagrange par François-Marie Braun, o.p.

Préface de S.E. le cardinal Tisserant. Président de la Commission biblique pontificale

In : L’œuvre du Père Lagrange, Étude et bibliographie[1]

« Agréer mes meilleurs vœux de bonne et sainte année, utile à la cause que nous servons, c’est-à-dire l’Église. »

Le cardinal Tisserant

Voilà comment le P. Lagrange concluait sa lettre de nouvel an au jeune professeur et bibliothécaire que j’étais au seuil de l’année 1911 ; et il m’a plu que le R.P. Braun ait affirmé, dès les premières pages du présent volume, que la vie de notre cher maître de Jérusalem a été dominée par la volonté de servir l’Église. C’est afin de servir l’Église qu’Albert Lagrange demandait en 1878 d’être admis au séminaire de Saint-Sulpice ; c’est en vue d’être plus apte à la servir efficacement qu’il entra l’année suivante au noviciat des Pères Dominicains ; c’est en zélé serviteur de l’Église qu’il accepta toutes les obédiences, étudia la théologie et les langues orientales ou se fit archéologue et géographe ; et c’est pour le service de l’Église qu’il lut, écrivit, enseigna.

Sa vie, d’une si vigoureuse unité, fut traversée par bien des épreuves : il venait de prononcer ses premiers vœux, lorsque sa communauté, atteinte par un décret inique, fut contrainte de prendre le chemin de l’exil, et au milieu de sa carrière, il se vit arraché par deux fois, en 1912 et en 1914, à son cher couvent de Jérusalem ; enfin, suprême sacrifice, il dut fermer les yeux dans une maison aimée sans doute, celle-là même qui l’avait accueilli en 1879, mais loin des frères au milieu desquels il lui eût été si doux de laisser sa dépouille mortelle.

Sans doute, il lui est arrivé, comme à tous ceux qui agissent, des heures de lassitude, mais jamais de véritable découragement. Le 8 novembre 1937, plus qu’octogénaire et déjà très débile, travaillant cependant encore avec un vaste programme, il écrivait ces paroles où la confiance, malgré tout, dominait : « Je ne sais par quel prodige nous continuons notre œuvre, dans des conditions qui ne nous causent que des déboires, et malgré que souvent les bras tombent et qu’on aspire au repos. » « Nous », c’était son École de Saint-Étienne, ses frères en saint Dominique, dont le labeur obstiné avait produit avec lui, grâce à sa direction et à son exemple, 46 volumes de la Revue biblique, 28 de la collection d’Études bibliques et maint autre ouvrage spécial, sans parler de l’enseignement oral et des explorations géographiques, ethnographiques, archéologiques.

C’est surtout pendant le deuxième semestre de 1912 qu’il fut grand, lorsqu’en pleine possession de ses moyens il fut contraint de se demander si ses études étaient encore utiles à l’Église. Lorsqu’il fut obligé de quitter Jérusalem le 3 septembre pour un an de congé, après vingt ans d’un dur labeur de pionnier, il ne sut écrire dans sa douleur que cette parole de confiance filiale : « J’ai toujours mis mon recours en Marie… Elle veillera sur nous. » Quelques jours plus tard, en arrivant en France, il apprend que la Revue biblique doit disparaître ou du moins changer de titre, et cesser d’être biblique : « La Revue biblique a vécu. Le Saint-Père, proprio pugno, l’a pour agréable. » Et pas un mot de plainte ! C’est tout juste si, quelques semaines plus tard, il gémit : « Comme je n’ai rien à faire, grand supplice pour moi qui croyais venu le moment d’utiliser ma vie d’études. »

Mais son obéissance aimante à ce que voulait le Saint-Siège étant connue à Rome, Pie X, rasséréné en voyant si humblement soumis celui qu’on lui avait représenté comme dangereux pour l’Église, n’hésita pas à revenir sur ses décisions : il autorise la continuation de la Revue biblique et sous la même direction. Aussi bien, lorsqu’à la Pentecôte 1913 le P. Lagrange, un peu grippé, écrivait : « J’ai l’impression que ma course est terminée et que je suis fini pour la science », le Souverain Pontife avait déjà permis son retour à Jérusalem et pour y enseigner l’exégèse. Le 4 juillet, avant même qu’eût pris fin l’année de congé commencée le 3 septembre précédent, le P. Lagrange s’embarquait une fois de plus pour l’Orient.

Certes, les épreuves n’étaient pas terminées, et la première en date fut cette nouvelle absence qui devait se prolonger pendant près de quatre ans, du début de décembre 1914 au 12 novembre 1918. En plus des soucis pour l’avenir de la patrie, vivement ressentis, ces années furent remplies de sollicitude journalière pour la préparation des numéros de la Revue biblique, continuée envers et contre tout. En 1920, en 1924, il y eut bien encore des alertes : mais, dans cette même période, le P. Lagrange, ayant renoncé définitivement à l’exégèse de l’Ancien Testament, pour laquelle il avait une remarquable préparation technique, n’en produit pas moins ses grandes œuvres sur le Nouveau Testament : commentaires, études sur le milieu, juif ou païen, critique textuelle. Lorsqu’on lit ce puissant résumé de ses études et de ses méditations qu’est L’Évangile de Jésus-Christ, dédié à la mémoire de Léon XIII, et honoré d’une lettre de celui qui est aujourd’hui Pie XII, on en viendrait facilement à rendre grâces à ceux dont les attaques l’ont obligé à choisir un nouveau champ d’action.

Dans son amour de l’Église, le P. Lagrange accordait à la personne du Souverain Pontife une place de choix. Après la première encyclique de Pie XI, il écrivait : « Nous avons admiré l’encyclique du Saint-Père : élévation, clairvoyance, et surtout paternelle cordialité pour tous les membres de l’Église. » Et, après la conciliation, parlant du Pape : « Si je n’étais si heureux de n’être rien, je m’unirais à ceux qui le félicitent de son grand acte du règlement de la question romaine. C’est un triomphe de la puissance de l’esprit sur les puissances de la chair… A-t-on assez reproché au Père Lacordaire d’avoir compris que l’unité italienne était fatale ? La papauté est débarrassée d’une tunique de Nessus, voilà tout. » C’est parce qu’il voyait vraiment l’apôtre Pierre vivant sur le siège de Rome que le P. Lagrange pouvait écrire sans forfanterie, au lendemain d’une condamnation, dont il souffrait pour sa chère vieille maison de Saint-Sulpice : « Rien n’ébranlera ma soumission. »

Ces quelques lignes décevront peut-être ceux qui s’attendaient à voir le Président de la Commission Pontificale Biblique louer le P. Lagrange comme bibliste. Mais les pages du P. Braun suffisent à établir ses titres de gloire. Témoin dans ma jeunesse cléricale de son labeur étonnant, que nous confirmait la lampe à pétrole déposée chaque matin, plus qu’à demi vidée, à la porte de sa chambre ; associé ensuite pendant trente ans, par une correspondance assez fréquente, à ses travaux, à ses tribulations et à ses espoirs, j’ai pensé que je rendrais davantage service à mes chers confrères dans le sacerdoce, en leur faisant mieux connaître le noble caractère du P. Lagrange, ce qu’il était comme fils de cette Église, qu’il aimait à nommer « Sancta Mater Ecclesia ».

Rome, Jeudi saint, 22 avril 1943
Eugène, Card. Tisserant

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  1. François-Marie BRAUN, L’Œuvre du Père Lagrange, Étude et bibliographie, Fribourg, Éditions de l’imprimerie Saint-Paul, 1943.

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