LE PÈRE LAGRANGE DEVANT LA QUESTION BIBLIQUE
In Science et Esprit, 54/1 (2002) 97-108
LE PÈRE LAGRANGE DEVANT LA QUESTION BIBLIQUE
In Science et Esprit, 54/1 (2002) 97-108
Le livre est disponible dans toutes les librairies
ou au siège de l’association : Couvent des Dominicains, 9 rue Saint-François-de-Paule – F 06357 Nice Cedex 4.
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Mgr Dominique Rey, Fr. David Macaire op, prieur des dominicains de la Sainte-Baume, M. Alain Pénal, maire de Saint- Maximin. Photo Manuel Rivero, op.
En ce samedi 21 juillet 2012, veille de la fête de sainte Marie-Madeleine, apôtre des apôtres, a eu lieu à Saint-Maximin-la-Sainte-Baume l‘inauguration et la bénédiction de l’avenue Père Lagrange, dominicain, fondateur de l’École biblique de Jérusalem, en présence du maire de la Ville, du président du Conseil Général du Var et de nombreux amis des frères dominicains.
Mgr. Dominique Rey, évêque du diocèse de Fréjus-Toulon, a béni cette nouvelle avenue ainsi que la nouvelle sculpture « Père Marie-Joseph Lagrange », œuvre d’un artiste local, Mathieu Myskowski.
Un lunch a suivi la cérémonie. Des représentants des medias s’y étaient déplacés pour témoigner de cet événement.
Les sœurs moniales dominicaines de Saint-Maximin se sont réjouies de cette démarche de la mairie.
Je vous confie à l’intercession du serviteur de Dieu, le frère Marie-Joseph Lagrange.
Fr. Manuel RIVERO, O.P.
La vie et l’œuvre du serviteur de Dieu, le frère Marie-Joseph Lagrange (1855-1938), fondateur de l’École biblique de Jérusalem, peuvent devenir une lumière et une référence à l’heure où l’Église catholique s’évertue à renouveler son élan missionnaire, ses méthodes et son langage en célébrant le synode de la Nouvelle Évangélisation[1] et l’Année de la Foi.
Brève biographie[2]
Albert Lagrange est né à Bourg-en-Bresse le 7 mars 1855, fête à cette époque de saint Thomas d’Aquin. Après avoir suivi la formation du petit séminaire d’Autun, il entreprit des études de droit à Paris qui furent couronnées par une thèse de doctorat. Séminariste pendant une année au grand séminaire d’Issy-les-Moulineaux, il entra comme novice dominicain pour la Province de Toulouse le 6 octobre 1879 au couvent de Saint-Maximin (Var) dans le diocèse de Fréjus-Toulon. Le frère Hyacinthe-Marie Cormier, prieur provincial, béatifié par le bienheureux pape Jean-Paul II en 1994, lui donna l’habit de lumière de saint Dominique et le revêtit de sa propre ceinture en signe d’amitié.
En 1880, à la fin de son noviciat, il dut quitter la France pour le couvent de Salamanque avec tous ses frères dominicains suite aux décrets politiques contre les congrégations religieuses. Ordonné prêtre à Zamora le 22 décembre 1883, il put retourner à Toulouse en 1886 où il enseigna la philosophie, l’histoire de l’Église et l’exégèse biblique. En 1888, le frère Réginald Colchen, prieur provincial, l’envoya à l’université de Vienne pour parfaire sa connaissance des cultures et des langues orientales : hébreu, araméen, arabe, égyptien…
Choisi pour fonder l’École biblique de Jérusalem inaugurée en 1890, il créa aussi la Revue biblique en 1892. C’est à Jérusalem qu’il passa quarante-cinq années de sa vie au service de l’intelligence de la Bible.
Homme complet, unifié et illuminé par une vie de prière intense, il œuvra pour le salut des âmes en reliant la foi et la science ; l’esprit critique appliqué à l’histoire et l’esprit surnaturel ; les documents et les monuments ; la topographie et les textes bibliques.
De retour en France en 1935 pour des raisons de santé, il marqua par son exemple aussi bien les jeunes générations de dominicains que des universitaires d’Aix-en-Provence et de Montpellier.
Il partit vers le Père le 10 mars 1938 dans sa 83e année. Enseveli à Saint-Maximin, sa dépouille mortelle fut ramenée dans le chœur de la basilique Saint-Étienne de Jérusalem. Sa cause de béatification est en cours. Serviteur de Dieu, il continue d’éclairer le chemin des chercheurs de Dieu par son intercession et par ses nombreux écrits.
Les nouveaux défis
À l’image des chrétiens d’aujourd’hui, le père Lagrange a dû relever des défis difficiles. Face au modernisme, philosophie rationaliste, qui réduisait la Bible au statut de simple production littéraire humaine sans origine divine, le père Lagrange a consacré sa vie dans la prière à l’étude scientifique et à l’enseignement de l’Écriture sainte.
Pour la foi catholique, le Saint-Esprit est l’auteur de la Révélation mais cette manifestation de la volonté de Dieu aux hommes est passée par l’inspiration des prophètes, des évangélistes et des apôtres, de manière telle que leur message était cent pour cent humain et cent pour cent divin. Loin d’être une dictée, la Révélation a tenu compte de la culture du peuple d’Israël. D’où l’importance capitale des médiations humaines pour accéder à la connaissance divine : les langues, les coutumes, l’histoire, les paysages, l’archéologie… Le Verbe s’est fait chair dans le sein d’une femme juive, Marie, et il a dévoilé la plénitude du mystère de Dieu que personne n’a jamais vu. « La Parole s’est faite chair dans des mots », comme aimait à le dire le théologien espagnol Cabodevilla[3]. C’est pourquoi le père Lagrange s’attachera à l’étude des langues modernes (anglais, allemand, italien), et anciennes. Au petit séminaire d’Autun, il connaissait déjà par cœur l’Évangile selon saint Luc en grec.
Le père Lagrange répondra à la critique scientifique par la critique scientifique. Fin connaisseur de l’exégèse allemande libérale et des philosophies rationalistes, il établira un dialogue précis et respectueux avec ceux qui rejettent la foi catholique et sa Tradition, c’est-à-dire sa transmission de la Parole de Dieu commentée par les docteurs de l’Église qui l’ont actualisée au cours de l’histoire. Ce faisant, il apprend à « prendre les taureaux par les cornes ». Soucieux du salut des âmes, le père Lagrange étudie, dialogue, répond, corrige et montre la voie. Disciple de saint Thomas d’Aquin, il ne s’acharne point sur les personnes qui prônent des interprétations de la Bible opposées à la sienne, mais il relève les failles dans les démonstrations qui se veulent scientifiques.
Lors de la fondation de l’École biblique de Jérusalem le 15 novembre 1890, le père Lagrange crée aussi une école de théologie thomiste pour relier l’exégèse et la théologie. À Salamanque, pendant les quatre ans de sa formation théologique, le père Lagrange approfondit sa connaissance de la Somme théologique du Docteur Angélique. Par la suite, il continuera de citer saint Thomas d’Aquin dans ses commentaires de la Bible surtout à propos de la prophétie. Il arrive que des exégètes soient forts d’érudition linguistique mais faibles en théologie. Ce n’était pas le cas du père Lagrange qui trouva toujours un soutien sûr dans la pensée du « bœuf muet de Sicile », surnom qui lui était donné à cause de son amour du silence.
Faire du neuf
À Port-au-Prince (Haïti), en 1983, le pape Jean-Paul II développa le sens de la Nouvelle évangélisation, terme qu’il avait utilisé pour la première fois quelques années auparavant en Pologne : « La commémoration du demi millénaire d’évangélisation aura sa signification totale si elle est votre engagement comme évêques, unis à vos prêtres et fidèles; engagement non de ré-évangélisation mais d’une nouvelle évangélisation. Nouvelle par son ardeur, par ses méthodes, dans son expression »[4]. Il est significatif que cet appel à la Nouvelle évangélisation ait été lancé en Haïti où l’Église catholique perd beaucoup de ses membres au profit des sectes. En Amérique latine comme dans le reste du monde, les catholiques ont besoin d’un nouvel élan et de nouvelles approches pour annoncer la Parole de Dieu.
L’écrivain italien Giovanni Papini reprochait aux thomistes d’ « avoir arrêté l’horloge de l’histoire au XIIIe siècle ». Marie-Joseph Lagrange a toujours été habité par une vision dynamique et progressive de l’histoire et de l’exégèse. Pour lui, la vérité était « une vérité en marche ». Dans son discours pour l’inauguration de l’École biblique de Jérusalem, il avait déjà entrevu le beau chemin à parcourir : « Dieu a donné dans la Bible un travail interminable à l’intelligence humaine et, remarquez-le bien, il lui a ouvert un champ indéfini de progrès dans la vérité »[5]. À la suite de saint Vincent de Lérins, le père Lagrange tenait à l’idée du développement de la connaissance de Dieu qui s’exprime dans les dogmes. Il ne s’agit pas d’un changement mais d’un progrès à la manière de la maturation du grain de blé qui devient épi ou de l’enfant qui parvient à l’âge adulte. D’une manière poétique, Juan Ramón Jiménez, Prix Nobel de littérature en 1956, reliait ainsi l’ancien et le nouveau : « Des racines et des ailes. Mais que les ailes s’enracinent et que les racines volent. » Cette découverte infinie de la vérité se trouve explicitée dans l’Évangile. Jésus exige du bon professeur qu’ « il tire de son trésor du neuf et de l’ancien ». Le chrétien n’est pas un répétiteur ni la vie spirituelle un moule. « Chacun va à Dieu par un chemin virginal », s’exclamait le poète Léon Felipe. Il n’y a pas un seul évangile mais quatre approches différentes du mystère de la vie de Jésus et ces quatre évangiles vont engendrer une multitude de commentaires et d’approfondissement au cours de l’histoire de l’Église qui manifesteront la richesse inépuisable de la Parole de Dieu, transmise de génération en génération sous l’action de l’Esprit Saint.
La famille
La foi du père Lagrange a été façonnée dans la cellule familiale, « église domestique ». Sa mère Élisabeth Falsan, d’origine lyonnaise, l’avait imprégné de la spiritualité mariale à l’Immaculée Conception. Mère physique et mère spirituelle, Élisabeth tirait vers le haut l’âme de son fils l’appelant au sacrifice et au don de lui-même. La mère du père Lagrange montre l’importance de la maternité spirituelle.
Jadis la femme orientait l’homme vers l’Église alors que celui-ci s’en détournait ; comme le dit le grand poète italien Dante : « Je regardais Béatrice et Béatrice regardait Dieu. » Il allait à Dieu par la femme aimée, Béatrice, qui tournée vers le Seigneur, le conduisait au Ciel. Aujourd’hui, la femme accomplit moins cette mission d’engendrer à la vie de Dieu. En quelques dizaines d’années, la femme a expérimenté plusieurs révolutions : le travail, la participation active à la politique, le contrôle médical de sa fécondité, la possibilité d’avoir des enfants sans rapports sexuels… L’absence de vocations à la vie religieuse féminine reflète aussi le changement de mentalité chez la femme qui se situe autrement que les générations précédentes dans la vie sociale et ecclésiale. Il importe de mettre en lumière la vocation de fécondité spirituelle de la femme, reléguée souvent à un plan secondaire par rapport à la réussite professionnelle et à l’épanouissement personnel dans les loisirs.
Claude Lagrange, le père, exerçait comme notaire à Bourg-en-Bresse. Il a laissé sur son fils la profonde empreinte de son dévouement fidèle et de son honnêteté.
Albert Falsan, oncle maternel et parrain, géologue, initia le futur exégète Lagrange à l’étude des strates géologiques, marteau à la main. Le fondateur de l’École biblique s’inspira de cet exemple pour scruter les strates des textes anciens sur le terrain et pas uniquement dans les bibliothèques.
L’enfance du père Lagrange s’est déroulée sur le terreau de la foi et de la prière. La célébration des sacrements du baptême, de la première communion et de la confession ont purifié et affermi l’âme de celui qui deviendra maître en exégèse et en vie morale et spirituelle. Au moment de son adolescence, il s’ouvrit aux pauvres par sa participation à la Conférence Saint-Vincent-de-Paul, véritable pédagogie qui fait sortir les jeunes du souci narcissique d’eux-mêmes afin de servir les ignorants et les malades. En relisant son parcours de vie, le père Lagrange attribuait un grand rôle à cette démarche qui lui permit de franchir des étapes dans la structuration de sa personnalité selon l’Évangile.
Ces exemples nous renvoient à la nécessité de l’évangélisation dans la famille dont chacun des membres a une mission spécifique à réaliser. Les parents sont les premiers responsables de l’éducation de leurs enfants, aidés par leurs proches : oncles, tantes, parrains et marraines, éducateurs et professeurs…
Le moment du grand choix
Saint Thomas d’Aquin traite dans ses écrits de l’âge où le jeune doit décider du sens qu’il donne à sa vie. Le philosophe Jean Guitton, membre de l’Académie française, laïc invité au concile Vatican II, ancien élève du père Lagrange à Jérusalem, plaidait pour la cause de béatification du fondateur de l’École biblique car son œuvre et sa spiritualité répondaient aux besoins de l’homme contemporain pour qui la Bible risque d’être considérée comme un livre sans portée surnaturelle. Face aux critiques des sciences humaines, l’Église se doit d’apporter des réponses scientifiques aux questions scientifiques, ce qui a été fait par le père Lagrange qui a combattu le modernisme en utilisant les mêmes armes que lui.
Il est vrai que l’homme doit choisir le sens qu’il donne à son existence. Mais cette réalité du discernement et du choix est particulièrement propre à la jeunesse. Marie-Joseph Lagrange, homme de culture et de foi, scientifique et généreux dans le don de sa vie au service de Dieu, brille comme un phare pour ceux qui cherchent dans les ténèbres une lumière pour guider leurs pas. Il était un passionné de la Parole de Dieu, de littérature et d’art, de la mystique et de la mission à accomplir.
La jeunesse cultivée et universitaire peut y trouver un modèle proche et adapté qui lui permette de relire et d’orienter son action.
Pour une interprétation scientifique de l’histoire
Le philosophe espagnol Ortega y Gasset appelait l’historien « un prophète à l’envers »[6]. Si le prophète interprète l’avenir, l’historien scrute et explique le passé. La tâche de l’historien ne va pas sans des aspects mystérieux voire visionnaires. « L’histoire se fait avec des documents et des monuments », disait le père Lagrange. L’historien examine les manuscrits, les pierres, les épigraphies, les ruines et les monuments à la manière d’un plongeur qui essaie de reconstituer la vie du bateau qui gît sur le sable marin depuis des siècles. Chaque objet éveille en lui l’imaginaire mais cet imaginaire n’est pas à confondre avec la fantaisie. Ce que l’historien rêve est soumis au filtre de la raison et des critères scientifiques de vérification. L’étude du passé projette une lumière sur la vie présente et il est vrai que rien ne peut être bien saisi sans la perspective historique. La recherche historique comporte une quête du sens de la propre vie de l’historien qui aborde la problématique d’hier avec ses questions, ses doutes et ses convictions.
Le père Lagrange a fait œuvre scientifique dans ses études bibliques et historiques. Il avait constaté que « tout ce qui a l’apparence de l’histoire n’est pas de l’histoire ». Sa méthode historico-critique plaçait les textes et les personnages historiques dans leur contexte en tenant compte des genres littéraires et de la manière de faire de l’histoire dans l’Antiquité qui ne ressemble pas aux méthodes modernes d’analyser les faits et les coutumes des sciences humaines. Ses conférences à Toulouse sur la méthode historique marqueront d’une pierre blanche l’histoire de l’exégèse. Cela dit, son interprétation biblique s’enrichissait de l’apport des Pères de l’Église avec les sens spirituels de l’Écriture comme le propose aujourd’hui le pape Benoît XVI. L’exégèse est au service de la théologie. La Bible reçoit aussi la lumière de la Tradition, c’est-à-dire de la Bible commentée dans la lumière de la foi au cours de l’histoire de l’Église, ainsi que du Magistère guidé par l’Esprit.
En son temps, le père Lagrange a été perçu comme un pionnier audacieux au point que certains lui ont reproché un esprit progressiste et rationaliste. Aujourd’hui il n’est pas rare de le voir cité dans des ouvrages de théologie et d’exégèse comme faisant autorité. Des chrétiens de sensibilité traditionnelle l’invoquent parfois comme un homme de foi et de fidélité au Magistère au grand étonnement de ceux qui connaissent les difficultés qu’il a rencontrées en son temps, en raison de son attachement à « la Vérité en marche ».
La communication par l’écriture
Le philosophe Michel Serres, décrit dans l’un de ses articles la « génération du pouce » qui passe beaucoup de temps à envoyer des messages par le téléphone mobile en utilisant essentiellement les pouces. Il arrive que des jeunes s’écrient : « Ah, j’ai mal aux doigts à force d’écrire sur mon Smartphone ! » Aujourd’hui les jeunes communiquent souvent et beaucoup par des messages plutôt courts et émotifs mais non nécessairement dépourvus de réflexion. Combien de fois j’entends des adultes affirmer que les jeunes contemporains sont plus mûrs qu’eux à leur âge !
Le père Lagrange écrivait beaucoup. L’ensemble de son œuvre compte seize mille pages : livres, articles, lettres, journaux spirituels… Nous avons les lettres qu’il a envoyées mais celles qu’il a reçues ont été en grande partie détruites par le frère Hugues Vincent, o.p., qui disait avoir accompli la volonté de son ami et maître à l’École biblique de Jérusalem. Il écrivait régulièrement et sur des sujets variés.
Le père Lagrange a utilisé les médias de son temps : courrier postal, télégraphe, livres et revues… Il avait appris les langues vivantes et anciennes de manière à commenter la Bible « pour le salut des âmes ». Ses études scientifiques paraissent dans la Revue biblique fondée en 1892 et dans la collection « Études bibliques ». Quand il commençait un projet il entrevoyait déjà les différentes étapes à vivre. À chaque innovation, il prenait soin de coucher par écrit l’esprit, les enjeux, le but sans taire les difficultés de l’entreprise. Des mots clés surgissent alors : nouveauté, liberté dans la recherche, progrès dans la vérité. Saint Thomas d’Aquin, découvert lors de sa formation à Salamanque, demeure la lumière de ses réflexions théologiques : « Dans les choses qui ne sont pas de la nécessité de la foi, il a été permis aux saints, il nous est permis à nous d’opiner de diverses manières[7]. »
Grand voyageur, il a découvert non seulement des pays différents – Espagne, Suisse, Autriche, Israël, Italie, Égypte, Turquie – mais aussi des personnes de cultures et de continents fort divers. Il voyageait en bateau et son port de départ et d’arrivée pour la France était Marseille. C’est au couvent des Dominicains de la rue Edmond-Rostand de Marseille, à l’époque rue Monteaux, qu’il se rendait lors de ses déplacements dans sa chère patrie.
Pour une théologie de la communication
Homme de communication, le père Lagrange va loin dans ses relations avec les hommes car il approfondit la communication avec Dieu dans la prière. Le cardinal Martini, ancien archevêque de Milan, formé dans ses débuts d’exégète par les écrits du fondateur de l’École biblique de Jérusalem, n’hésitait pas à mettre en valeur « la prière de feu » et la sainteté du père Lagrange[8].
Soucieux de s’adresser au grand public, il rédige L’Évangile de Jésus-Christ en 1928 qu’il dédie au pape Léon XIII, grand apôtre de la prière du Rosaire, résumé de l’Évangile. Dans son avant-propos daté du mois de mai 1928 à Jérusalem, le père Lagrange manifeste son désir de rejoindre « des personnes absorbées par un travail manuel[9] ».
Le chapitre général de l’ordre des Prêcheurs célébré à Rome au mois de septembre 2010 recommande « que dans tous les centres de formation de l’ordre soit incluse l’étude de la théologie de la communication comme préparation à l’exercice du ministère de la Parole[10] ». D’aucuns se demandent ce qu’est la théologie de la communication[11]. De quoi s’agit-il au juste ? Pourquoi est-elle si importante qu’il faille l’enseigner dans tous les studium de l’Ordre ?
La théologie scrute le mystère de Dieu mais comme personne ne l’a jamais vu, c’est à travers la Révélation biblique et la création que l’homme s’élève vers Lui. La création et la Bible représentent les deux livres dans lesquels nous pouvons connaître Dieu. Saint Jean, dans son Prologue, au verset 18, utilise le mot grec qui a donné exégèse en français pour signaler le travail du Fils unique de Dieu : expliquer, présenter, conduire au Père.
La théologie est un discours sur Dieu dans la lumière de la foi. Dans cette science divine, l’homme regarde le monde avec les yeux de Dieu comme l’enseigne saint Thomas d’Aquin dans la Somme théologique : « Dans la doctrine sacrée, on traite tout sous la raison de Dieu, ou du point de vue de Dieu, soit que l’objet d’étude soit Dieu lui-même, soit qu’il ait rapport à Dieu comme à son principe ou comme à sa fin[12] ».
La théologie de la communication aborde la foi en clé de communication. Comment Dieu communique-t-il ? Pourquoi et comment Dieu va-t-il à la rencontre de l’homme ? En quoi la communication humaine dit-elle quelque chose de Dieu ? La communication produite par l’œuvre de Dieu va nous dire le cœur du Créateur invisible, sa propre communication, son dessein et son être. La Première épître de saint Jean dévoile le mystère de Dieu en le définissant comme Amour et l’amour suppose relation et communication : « Dieu est Amour[13] ».
Le père Lagrange a commenté en exégète et en homme de foi les Évangiles où Jésus agit comme le révélateur du Père[14] qui est Amour. Disciple heureux du Docteur Angélique, le père Lagrange utilise tous les moyens scientifiques et culturels à sa portée pour dire à travers ces médiations le mystère de Celui qui est Esprit. Sensible et attaché à la beauté, il ne cherche pas l’émotion dans des propos pieux mais la vérité. En cela il suit la méthode des rédacteurs des évangiles. Si chacune de ses pages commence par un Ave Maria ses phrases visent la justesse et l’objectivité : « La divine impassibilité des évangélistes n’est-elle pas l’expression la plus émouvante de l’étonnement de l’âme en présence du mystère de la Rédemption ? L’amour vient après, dans la méditation des textes sacrés, lumière, force, vie. C’est à eux qu’il faudra toujours revenir[15] ».
Aujourd’hui les professionnels de communication visent souvent l’émotion. La musique et l’image sont susceptibles de déclencher des battements de cœur et des larmes. Le spectateur est alors « pris », il peut devenir « consommateur docile ». Outre son ascendance lyonnaise par sa mère, qui le rendait réservé, le père Lagrange cherchait à communiquer « la vérité qui rend libre »[16] et cette vérité divine est enseignée à l’homme par l’Esprit Saint lui-même : « L’Esprit de vérité vous introduira dans la vérité tout entière[17] ».
La théologie de la communication met en parallèle l’approche théologique et les sciences humaines d’où il ressort un nouveau regard sur la Trinité, la christologie, l’ecclésiologie et la Nouvelle Évangélisation. Les cardinaux Georges Cottier, théologien du bienheureux pape Jean-Paul II, et John Patrick Foley, en présentant la thèse doctorale de Christine A. Mugridge et Marie Gannon[18], ont mis en lumière de manière officielle l’harmonie entre la sagesse divine révélée dans la Bible et les sciences humaines de la communication.
La communication peut être définie comme « une mise en commun». Dans la Trinité, l’Esprit Saint est la mise en commun du Père et du Fils. Pour la foi chrétienne, la communication des trois Personnes divines dans la Trinité est la source, le modèle et la fin de la communication humaine. Dieu est relation sans domination. Le Père ne pense jamais à lui-même et toute sa vie passe dans le Fils. Le Fils reçoit tout du Père et dans l’action de grâce se donne entièrement à Lui en accomplissant sa volonté. L’Esprit Saint est la communication, le partage, le va-et-vient, la mise en commun, le don, l’amour et la communion du Père et du Fils. Saint Bernard de Clairvaux l’appelle « le baiser du Père et du Fils ». C’est l’Esprit Saint qui réalise l’unité dans l’Amour. C’est pourquoi il est invoqué dans les prières liturgiques après le Père et le Fils. La préposition « dans » utilisée dans les prières montre son rôle d’union et de communion. L’ordre de la prière dévoile les différentes missions des Personnes divines. Le Père est cité en premier car tout trouve en lui son origine. Le Fils vient ensuite car Il est le médiateur tandis que le Saint-Esprit est l’amour qui fait culminer les relations trinitaires dans la plénitude.
La communication de Jésus de Nazareth manifeste cette communication sans domination qu’il est venu révéler et proposer à l’humanité.
Le mystère de l’Incarnation représente la volonté du Fils de Dieu de partager la condition humaine pour que l’humanité partage la gloire divine. L’Église est un mystère de communication et de communion exprimé par l’image de la vigne dans l’Évangile selon saint Jean au chapitre quinzième et par l’exemple du corps humain appliqué au Corps du Christ, dont les chrétiens sont les membres recevant la vie de leur tête, le Christ.
Le père Lagrange a partagé sa foi et ses connaissances toute sa vie au service de l’Évangile. À la suite de saint Thomas d’Aquin, il a transmis aux autres le fruit de sa divine contemplation. Religieux dominicain, il aimait la vie communautaire. Homme complet, comme aimait à en témoigner son disciple le frère Roland de Vaux, il établit l’École pratiques d’études bibliques au couvent dominicain Saint-Étienne de Jérusalem. Pour lui, l’exégète non seulement étudiait la Bible dans les bibliothèques et sur le terrain en Israël, mais il l’accueillait dans son cœur dans la prière et la lectio divina de manière à la communiquer dans la prédication. Il fallait surtout que cette Parole soit mise en pratique dans la charité fraternelle comme le dit l’apôtre saint Jacques : « Mettez la Parole en pratique[19]. » La Traduction Œcuménique de la Bible (T.O.B.) traduit : « Soyez les réalisateurs de la Parole. » Ici le mot grec utilisé par saint Jacques peut nous surprendre : poiétai. Il s’agit de devenir « les poètes du Verbe ». Le verbe grec poiesis se traduit en français par faire. Il est beau de relier l’action à la poésie. La poésie représente une création. Les saints embellissent le monde en le transformant par l’énergie de l’amour. Dans son Journal spirituel, le père Lagrange revient souvent sur le cœur du christianisme : la charité. En choisissant et rassemblant des mots, le père Lagrange « poétisait » la vie. Le prophète Isaïe compare la fécondité de la prédication à la puissance vivifiante de la pluie par qui la terre porte du fruit. Le père Lagrange réalisait la Parole dans l’étude et l’enseignement, actes de charité, la charité de la vérité. La Vérité étant le don par excellence. Si de nombreux saints ont servi l’humanité par des aumônes et des soins médicaux, les prêcheurs accomplissent le service de la Vérité par l’annonce de la Parole de Dieu. Pour saint Thomas d’Aquin, le but de la vie religieuse n’est rien d‘autre que la charité. « Enseigner, c’est aimer », écrivait le philosophe espagnol Joaquim Xirau (1895-1946), pour qui la transmission du savoir passe par la bonté. Enseigner l’Évangile, c’est aimer l’autre en lui donnant Dieu. L’évangélisation engendre en ce sens une nouvelle création avec des mentalités et des relations nouvelles.
Homme de communication et de communion, le père Lagrange entretenait des relations de proximité avec les membres de sa famille malgré la distance géographique. L’étymologie latine de communion ne vient pas de cum- unio mais de cum-munis dont le sens est « le partage des charges ». Le père Lagrange a assumé la charge priorale à Jérusalem ainsi que la direction de l’École biblique et de la Revue biblique sans oublier l’enseignement. Les philosophes pythagoriciens transmettaient le proverbe : « Entre amis tout est commun ». Homme de grandes et fidèles amitiés, comme le montre sa correspondance, le père Lagrange manifestait son affection et son idéal chrétien dans ses relations amicales avec ses anciens camarades du séminaire et avec les professeurs de l’École biblique, ainsi qu’avec les laïcs et les religieux qui lui rendaient visite à Jérusalem. La messe quotidienne lui apportait la communion avec le Christ et avec l’Église du Ciel et de la Terre dans le mystère de la communion des saints. Cette passion pour l’unité éveillait en son cœur de grandes souffrances lors des incompréhensions, comme celles de l’année 1912, année terrible pour le père Lagrange. Victime du soupçon sans précision ni fondement, il dut quitter la Ville sainte. Son exil en France ne dura que quelques mois. En juin 1913, il fut invité à rejoindre son couvent et son École biblique. Parti sans explications concrètes en septembre 1912, il retrouva son poste sans arguments nouveaux en juillet 1913. Des dénonciations calomnieuses étaient à l’origine de cette méfiance[20]. Grâce à Dieu, ce genre de méthodes est devenu rare dans l’Église.
Façonné par « Dieu est communication et communion », il s’est évertué à développer la communion[21] des hommes avec le Christ et entre eux. Le père Lagrange n’a pas enseigné la théologie de la communication de manière explicite, mais son souci de communiquer l’Évangile pour le salut des âmes correspond aux enjeux de la prédication aujourd’hui, tels que l’exhortation apostolique post-synodale Verbum Domini[22] les a présentés en soulignant l’importance de la Terre sainte, « cinquième évangile », l’interprétation de la Bible et l’annonce de la Parole du Seigneur dans la société contemporaine. Les écrits du fondateur de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem situent Jésus avec toute la richesse divine et humaine de sa personnalité dans le contexte culturel de son pays, tandis que ses commentaires bibliques sont porteurs du trésor des homélies et des traités théologiques des Pères de l’Église. Il est habituel chez le père Lagrange de clore l’étude serrée d’un texte biblique par une pensée spirituelle tirée de l’expérience mystique de l’Église. Chez lui l’approche historico-critique va de pair avec la lecture spirituelle et symbolique de la Tradition de l’Église.
La dimension sacramentelle de la Parole de Dieu
Dès le premier numéro de la Revue biblique en 1892, le père Lagrange met en relief la dimension sacrée de la Bible : « J’oserai dire que l’Écriture sainte est, comme les sacrements, une chose sainte[23] » ; « L’Écriture sainte, comme substance divine, comme manne de l’intelligence, dans son dogme et dans sa morale, dans ses conseils pratiques par les religieux, et par conséquent connus dans leur saveur intime, est vraiment pour l’Église catholique, après l’Eucharistie, le Verbe de Dieu qui nourrit[24] ».
C’est dans la célébration liturgique, haut lieu de la pédagogie de l’Église, que le père Lagrange ressentait en lui-même la grâce de la Parole : « J’aime entendre l’Évangile chanté par le diacre à l’ambon, au milieu des nuages de l’encens : les paroles pénètrent alors mon âme plus profondément que lorsque je les retrouve dans une discussion de revue[25]. »
Défendre la dimension surnaturelle de la Bible et son inspiration par le Saint-Esprit a été la fin du labeur et des sacrifices du père Lagrange : « La Bible est un livre inspiré. Quelque part qu’on fasse à la collaboration de l’homme, c’est un livre dont Dieu est l’auteur et dont l’interprétation authentique n’appartient qu’à l’Église. Dès les premiers siècles, on la considéra comme un dépôt sacré ; durant la persécution de Dioclétien, des chrétiens moururent pour ne pas la livrer aux infidèles : c’eût été selon leur forte expression empruntée au Livre saint lui-même, jeter les perles aux pourceaux. Peinte en or et en argent sur fond de pourpre, elle composait le plus riche trésor des bibliothèques monastiques. Saint Dominique, en la méditant, mouillait de ses larmes les pages divines[26]. »
La joie comme pédagogie
À Jérusalem, le père Lagrange soutenait l’apostolat des Frères des écoles chrétiennes, fondées par saint Jean Baptiste de la Salle, qui éduquaient des milliers d’enfants en Terre sainte. Il leur conseillait la joie comme pédagogie évangélique[27].
Aujourd’hui encore la joie témoigne de la foi dans la Bonne Nouvelle. Il y a la joie immense de certains rassemblements comme les JMJ. Cette joie trouve ses racines dans la Croix du Christ. Il ne s’agit pas d’un bien-être éphémère mais d’un fruit de la présence de l’Esprit Saint tel que saint Paul le décrit dans son Épître aux Galates (5, 22).
Les papes Paul VI et Jean-Paul II citent le père Lagrange
Le 14 mars 1974, lors de la réception des membres de la Commission biblique pontificale, le pape Paul VI avait mis en valeur l’apport du père Lagrange à l’étude critique de la Bible[28]. Voici ce long texte qui me paraît important pour préparer le colloque :
Cette connexion essentielle entre la Bible et l’Église ou, si vous préférez, cette lecture de la Sainte Écriture in medio Ecclesiae, confère aux exégètes de l’Écriture sainte, et tout particulièrement à vous, membres qualifiés de la Commission biblique pontificale, une fonction importante au service de la parole de Dieu. Aussi nous sentons-nous encouragés à regarder avec sympathie, bien plus, à soutenir et à donner vigueur à ce caractère ecclésial de l’exégèse contemporaine. Votre travail ne consiste donc pas simplement à expliquer des textes anciens, à rapporter des faits de manière critique ou à remonter à la forme primitive et originelle d’un texte ou d’une page sacrée. C’est le devoir primordial de l’exégète de présenter au peuple de Dieu le message de la Révélation, d’exposer la signification de la parole de Dieu en elle-même et par rapport à l’homme contemporain, de donner accès à la Parole, au-delà de l’enveloppe des signes sémantiques et des synthèses culturelles, parfois éloignés de la culture et des problèmes de notre temps. Quelle grande mission vous incombe vis-à-vis de l’Église comme de toute l’humanité ! Quelle contribution à l’évangélisation du monde contemporain !
Pour illustrer cette responsabilité et pour vous défendre des fausses pistes dans lesquelles l’exégèse risque souvent de se fourvoyer, nous allons emprunter les paroles d’un grand maître de l’exégèse, d’un homme dans lequel ont brillé de façon exceptionnelle la sagacité critique, la foi et l’attachement à l’Église : nous voulons dire le P. Lagrange. En 1918, après avoir tracé le bilan négatif des diverses écoles de l’exégèse libérale, il dénonçait les racines de leur échec et de leur faillite dans ces causes : opportunisme doctrinal, caractère unilatéral de la recherche et étroitesse rationaliste de la méthode. « Dès la fin du XVIIIe siècle, écrivait-il, le christianisme se mettait à la remorque de la raison ; il fallut plier les textes à la mode du jour. Cet opportunisme inspira les commentaires des rationalistes. » Et il continue : « Tout ce que nous demandons de cette exégèse indépendante, c’est qu’elle soit purement scientifique. Elle ne le sera tout à fait qu’en se corrigeant d’un autre défaut commun à toutes les écoles que nous avons énumérées. Toutes ont été einseitig, ne regardant que d’un seul côté » (M. J. Lagrange, Le Sens du christianisme d’après l’exégèse allemande, Paris, Gabalda, 1918, pp. 323, 324, 328). Le P. Lagrange mettait en cause un autre caractère des critiques : le dessein arrêté de ne pas accepter le surnaturel.
Ces remarques conservent, aujourd’hui encore, un caractère d’urgence et d’actualité. On peut y ajouter aussi, pour les expliciter, une invitation à ne pas exagérer ni à transgresser les possibilités de la méthode exégétique adoptée, à ne pas en faire une méthode absolue comme si elle permettait, et elle seulement, d’accéder à la Révélation divine. Il faut se garder également d’une remise en question systématique visant à affranchir toute expression de la foi d’un solide fondement de certitude.
Ces chemins aberrants seront évités si l’on suit la règle d’or de l’herméneutique théologique énoncée par le concile Vatican II : celui-ci demande d’interpréter les textes bibliques « en prêtant attention au contenu et à l’unité de l’Écriture tout entière, compte tenu de la Tradition vivante de toute l’Église et de l’analogie de la foi » (Dei Verbum, n° 12). « On ne saurait retrouver le sens du christianisme – c’est encore le P. Lagrange qui parle – par un groupement de textes si l’on ne pénètre pas jusqu’à la raison d’être du tout. C’est un organisme dont le principe vital est unique. Or il est découvert depuis longtemps, et c’est l’incarnation de Jésus-Christ, le salut assuré aux hommes par la grâce de la rédemption. En cherchant ailleurs, on s’exposerait à faire fausse route » (Op. cit., p. 325). Exprimer le message signifie donc avant tout recueillir toutes les significations d’un texte et les faire converger vers l’unité du mystère, qui est unique, transcendant, inépuisable, et que nous pouvons par conséquent aborder sous de multiples aspects. À cette fin, la collaboration de beaucoup de personnes sera nécessaire pour analyser le processus d’insertion de la parole de Dieu dans l’histoire – ce que saint Jean Chrysostome a désigné sous le terme de sunkatabasis ou condescensio (Hom. 17,1, in Gn 3,8 ; PG ,53, 134), – selon la variété des langages et des cultures humaines : cela permettra de saisir en chaque page le sens universel et immuable du message, et de le proposer à l’Église, pour une intelligence véritable de la foi dans le contexte moderne et une application salutaire aux graves problèmes qui tourmentent les esprits réfléchis à l’heure actuelle. Il vous revient, à vous exégètes, d’actualiser, selon le sens de l’Église vivante, la Sainte Écriture, pour qu’elle ne demeure pas seulement un monument du passé mais qu’elle se transforme en source de lumière, de vie et d’action. C’est seulement de la sorte que les fruits de l’exégèse pourront servir à la fonction kérygmatique de l’Église, à son dialogue, s’offrir à la réflexion de la théologie systématique et à l’enseignement moral, et devenir utilisables pour la pastorale dans le monde moderne.
Le bienheureux pape Jean-Paul II s’émerveillait devant un aréopage de scientifiques du discernement du père Lagrange dans les moments troubles de l’histoire :
« Certains, dans le souci de défendre la foi, ont pensé qu’il fallait rejeter des conclusions historiques, sérieusement établies. Ce fut là une décision précipitée et malheureuse. L’œuvre d’un pionnier comme le père Lagrange aura été de savoir opérer les discernements nécessaires sur la base de critères sûrs[29]. »
La prière mariale du père Lagrange[30]
La foi de l’Église est la foi de la Vierge Marie. Imprégné dès son enfance de la dévotion à la Vierge Immaculée si chère aux Lyonnais, le père Lagrange a vécu en communion quotidienne avec la Mère de Jésus qu’il priait dans le Rosaire.
En bon dominicain, cette relation filiale envers la Vierge Marie se traduisait en fruits apostoliques. L’École biblique ainsi que plusieurs ouvrages exégétiques ont été mis sous le patronage de la Mère de Dieu. Il aimait choisir les fêtes de la Vierge pour signer ses études bibliques.
Disciple et missionnaire de son Fils[31], la Vierge Marie joue un rôle important dans la foi des chrétiens et dans la Nouvelle Évangélisation.
Dans son Journal spirituel, il reprend la belle et audacieuse image employée par saint Louis-Marie Grignion de Montfort à la suite de saint Augustin pour décrire l’action de la Vierge Marie sur les âmes : « Marie, le moule de Dieu ». Dans son élan apostolique, le père Lagrange invite à entrer dans « ce moule où les âmes deviennent semblables à Jésus[32] ».
Reprenant une image audacieuse de saint Louis-Marie Grignion de Montfort employée à la suite de saint Augustin, le père Lagrange voit en Marie « le moule de Dieu » dans lequel le chercheur de Dieu est façonné à l’image du Fils unique de Dieu qui a pris chair dans le sein de la Vierge. Aussi invite-t-il les hommes à y entrer pour « devenir semblables à Jésus[33] ».
L’année de la foi sous le patronage du père Lagrange
Dans son Journal spirituel inédit, le père Lagrange confie les grands événements de sa vie spirituelle à l’intercession de tel ou tel saint : le saint du mois, le saint de la retraite spirituelle… Il me semble que l’Année de la foi, en lien avec la Nouvelle Évangélisation et le 50eanniversaire du concile Vatican II qui va du 11 octobre 2012 au 24 novembre 2013, pourrait le choisir comme patron et modèle de recherche de l’intelligence de la foi. Sa fidèle intercession apportera des grâces. Nombreux sont ceux qui témoignent déjà de l’action bienfaisante de ce serviteur de Dieu à travers ses écrits, son exemple d’obéissance dans les épreuves et sa prière à la Vierge Immaculée.
Fr. Manuel Rivero o.p. Vice-postulateur de la Cause de béatification du père Lagrange Site Internet : www.mj-lagrange.org Courriel : pere.marie.joseph.lagrange@gmail.com Adresse de l’Association des amis du père Lagrange : Dominicains. 9 rue Saint-François-de-Paule. 06357 Nice Cedex 4.
Samedi 10 mars 2012, les adhérents de l’Association des Amis du Père Lagrange se sont réunis en Assemblée générale au monastère des moniales dominicaines, chemin du Deffends, 83470 Saint-Maximin-La Sainte-Baume, répondant ainsi à l’invitation de son président, Fr. Manuel Rivero, o.p.
Fr. Manuel a présenté les éléments caractéristiques des années 2010 et 2011 puisqu’en 2010 l’assemblée générale n’avait pu se tenir normalement.
2010 a vu la création du site internet de l’association des Amis du Père Lagrange. De nombreux textes sur le père Lagrange et du père Lagrange ont été mis en ligne. Pour diffusion auprès du public, des feuillets ont été créés, en français et en huit versions étrangères (anglais, espagnol, allemand, italien, chinois, créole haïtien, vietnamien, malgache). Création d’un DVD relatant la vie et l’œuvre du père Lagrange. Des photos et des images-prière ont été éditées. En septembre 2010, le chapitre général s’est penché sur la cause de béatification du père Lagrange qu’il a considérée comme prioritaire. Par ses travaux, le frère Marie-Joseph Lagrange a rendu un grand service à l’Église. Il devrait être un jour déclaré « docteur de l’Église », car depuis saint Jérôme, il n’y a pas eu d’exégète de cette envergure.
En février 2011, nous vous avons informé de la pétition présentée au chapitre général de l’Ordre des prêcheurs à Rome. À cette occasion, nous avons présenté à toute la famille dominicaine la documentation sur le père Lagrange : photos, images-prière, feuillets, livre Prier 15 jours, DVD. Ce qui a donné lieu à de nombreux contacts.
Fin 2011 – début 2012, des ouvrages inédits ont été préparés pour l’édition : La vie et l’Œuvre du Père Lagrange par le P. Louis-Hugues Vincent, o.p. ainsi que le Journal Spirituel (cahiers 1 et 2) du père Lagrange, découvert à l’École biblique de Jérusalem. La première phase de la transcription est aujourd’hui terminée. Avant édition, un travail de mise en forme est nécessaire.
Mgr Dominique Rey, évêque du diocèse dont relève la cause de béatification du père Lagrange puisque celui-ci est parti vers le Père le 10 mars 1938 à Saint-Maximin (Var), propose l’organisation d’un colloque international (deux jours) à Rome en 2013 sur l’apport du père Lagrange dans le contexte de la Nouvelle évangélisation et de l’Année de la foi. Cette proposition a été faite au maître de l’Ordre.
Le procès diocésain en vue de la béatification du père Lagrange a été ouvert par le diocèse de Fréjus-Toulon en 1987. Au terme de ce procès, le père Lagrange a été déclaré serviteur de Dieu. Il nous faut recueillir le maximum de témoignages de grâce spirituelle, ce qui favorisera la cause de béatification. Lorsque l’héroïcité des vertus du père Lagrange sera reconnue par la Congrégation de la Cause des saints, le père Lagrange sera déclaré Vénérable. Un miracle sera nécessaire pour continuer la procédure jusqu’à la béatification.
Un livre, La spiritualité mariale du Père Lagrange avec les méditations du Rosaire et litanie mariale selon la vie et l’œuvre du père Lagrange, rédigé par fr. Manuel Rivero, sera édité, en septembre 2012, par Les Éditions du Cerf sous le titre Le Père Lagrange et la Vierge Marie.
Monsieur Alain Pénal, maire de Saint-Maximin, nous a confirmé la prochaine réalisation du projet qui consiste à donner le nom du Père Lagrange à une voie de Saint-Maximin. Ce projet devrait maintenant voir le jour fin 2012, si le budget est voté. Cette rue sera située dans le cadre de la réalisation de la voie de contournement ainsi que d’un rond-point donnant accès directement au parking de la basilique (au sud du Parc des Sports).
Un pèlerinage en Israël et Jordanie est en cours d’organisation. Des rencontres bibliques auront lieu au préalable dans le courant des mois précédents pour préparer le voyage.
En 2009, deux de nos adhérentes de Bourg-en-Bresse ont créé une petite Fraternité de vie dominicaine avec le père Lagrange. C’est une très belle initiative qui peut servir d’exemple.
En fin de séance, le fr. Manuel Rivero a remercié les membres présents ou représentés ainsi que la communauté des moniales qui nous avaient si bien accueillis et soutenus dans la prière au cours de l’eucharistie du matin.
Mise à jour du 16 janvier 2013
« À la fin de la guerre mondiale, et au milieu des sinistres événements palestiniens qui avaient contraint de fermer l’École et me créait [sic] des loisirs, j’ai pensé que le moment était venu de rendre témoignage à mon Maître avant de mourir moi-même. J’étais déjà un vieillard, par conséquent capable d’écrire avec une entière sérénité. J’ai donc écrit une Vie du P. Lagrange, que j’ai terminée et signée le 15 novembre 1951. Ce gros manuscrit a été remis peu après à la censure de l’Ordre et ne j’en ai plus jamais entendu parler. »
(Lettre du P. Vincent à don Sergio Scaccini, le 19 juillet 1953)
Les censeurs dominicains, craignant que la présentation franche des combats que le P. Lagrange avait subis ravive de vieilles querelles et nuise à l’École biblique, estimèrent inopportune à ce moment-là la publication du manuscrit. En sorte que le P. Vincent mourut le 30 décembre 1960 sans avoir jamais vu paraître son ouvrage.
Fr. Bernard Montagnes, O.P. Président de la Commission historique diocésaine pour la Cause du Père Lagrange.
Le Père Vincent Louis-Hugues Vincent (1872-1960), archéologue réputé, fut le plus proche disciple et ami du Père Marie-Joseph Lagrange (1855-1938). L’original de cette biographie, inédite, est conservé aux Archives de l’École biblique et archéologique française de Saint-Étienne à Jérusalem. Nous vous proposons cet ouvrage en trois parties.
Fr. Manuel Rivero, O.P. Vice-postulateur de la Cause de béatification du Père Lagrange.
Ce livre, publié par les éditions Parole et Silence, est disponible :
http://www.paroleetsilence.com/Le-pere-Marie-Joseph-Lagrange_oeuvre_11073.html
ou bien Nous contacter
Invitation à la prochaine assemblée générale de l’Association :
Samedi 10 mars 2012
MONASTÈRE DES DOMINICAINES, Chemin du Défends
83470 ST MAXIMIN LA STE BAUME – Tél. 04 94 78 04 71
PROGRAMME DE LA JOURNÉE :
ORDRE DU JOUR DE L’ASSEMBLÉE GÉNÉRALE qui aura lieu sur place au monastère :
– Rapport moral et d’activité
– Rapport financier
– Questions diverses
Vous pouvez soutenir la cause de béatification du père Lagrange en faisant partie de l’Association des amis du père Lagrange, dont le siège social se trouve au couvent des Dominicains de Nice, 9 rue Saint François de Paule, 06300 Nice
In: Comptes-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 134e année, N. 4, 1990. pp. 847-855.
http://www.persee.fr/web/revues
Les études bibliques n’ont pas connu en France un destin heureux. C’est pourtant chez nous qu’avaient été fondées deux disciplines qui en sont des parties intégrantes, la critique textuelle de l’Écriture sainte, avec la Critica sacra de Louis Cappel (mort en 1658) et la science des antiquités sémitiques avec le Phaleg et Canaan et le Hierozoicon de Samuel Bochart (mort en 1667). La révocation de l’Édit de Nantes vint mettre fin à une émulation féconde entre Catholiques et Réformés dont l’Histoire critique du Vieux Testament du P. Richard Simon, parue en 1678, avait été à bien des égards le produit. On connaît le sort que Bossuet ménagea à ce livre où l’on avait osé écrire que « Moïse ne peut être l’auteur de tout ce qui est dans les livres qui lui sont attribués. » Ce fut pour un long temps la fin des études sérieuses en ce domaine. Les érudits se détournèrent de ce terrain dangereux, et de la Bible les gens les plus instruits ne voulurent connaître que la Vulgate. Le flambeau allumé en France passa dès avant 1700 en Angleterre, puis en Hollande, puis en Allemagne. Le siècle français des Lumières fut de ce point de vue une ère d’obscurité. Il y a plus de bonne science qu’on ne l’a dit dans les vingt-trois volumes du Commentaire littéral et critique de Dom Augustin Calmet qui, tout en donnant à la Vulgate la place d’honneur, commentait en fait la Polyglotte de Brian Walton, mais il n’y a pas une once de cet esprit critique, capable de faire passer un regard neuf sur des textes trop connus, que sut déployer vers le milieu du siècle le médecin Jean Astruc dans ses Conjectures sur les Mémoires originaux dont il paroît que Moïse s’est servi pour composer le Livre de la Genèse, œuvre qui contenait en germe toute la critique du Pentateuque. Le Livre d’Astruc ne fut compris qu’au siècle suivant. En attendant, la méthode de l’oratorien Charles-François Houbigant, issue de vieilles polémiques visant à discréditer le texte traditionnel de la Bible hébraïque, aboutissait à corrompre l’étude de la langue et à fourvoyer la recherche, au point qu’Ernest Renan a pu écrire : « II n’y avait pas en France vers 1800 un seul homme qui entendit quelque chose à la philologie hébraïque. » Les grands orientalistes français du XIXe siècle ne portèrent guère d’intérêt à la Bible. Étienne Quatremère qui détint longtemps la chaire d’hébreu du Collège de France, traduisait des textes bibliques pour justifier son emploi, mais accomplissait son œuvre en traitant d’arabe, de persan et de turc. Il y avait certainement dans l’Église des érudits de la taille d’Arthur Le Hir, mais ils n’atteignirent pas la notoriété et ne créèrent pas une véritable tradition savante. Le Hir forma Renan à Saint-Sulpice, en le mettant à l’école de Wilhelm Gesenius et des Allemands, et Renan succéda à Quatremère au Collège de France. Mais Renan fut un météore : alors même que son génie synthétique révélait au public cultivé les questions bibliques, ses meilleurs disciples s’éloignèrent de ce terrain, pour des recherches plus paisibles, car le mouvement créé par Renan engendrait, hélas, plus d’aigres polémiques que de sérieuses études. La controverse crispa les esprits, et quand le siècle penche sur son déclin, l’étude de la Bible paraît presque discréditée dans le milieu universitaire ou académique, et aussi chez ceux-là mêmes qui auraient dû avoir vocation à la favoriser.
Une des gloires du P. Marie-Joseph Lagrange est d’avoir dissipé les ténèbres de ces préjugés qui d’une part refusaient à notre culture la réflexion sur l’une de ses bases et d’autre part infantilisaient la foi religieuse sous couleur de la protéger. Il a attiré vers l’étude de la Bible d’excellents esprits et les a formés par la meilleure des pédagogies, celle de 1′ « école pratique » qu’il ouvrit à Jérusalem il y a cent ans. « École pratique », ce titre, en lui-même hommage discret à l’institution de Victor Duruy, implique tout un programme dans lequel la connaissance des textes s’enrichit de celle des langues et du milieu d’origine. Avant d’aborder l’exégèse, il fallait savoir assez de grec et d’hébreu et ne pas se contenter du latin. Bien plus, l’École proposait d’entrée à ses élèves une connaissance directe et concrète de la Terre sainte, le P. Lagrange étant persuadé comme saint Jérôme que bien des pages de l’Écriture sainte s’éclairent lorsqu’on a parcouru Jérusalem, la Judée et les terres adjacentes. Les hommes ne sont pas séparables des paysages qu’ils peuplent : leurs mœurs, leurs institutions, leurs parlers contiennent bien des vestiges des temps bibliques, car la Palestine de 1890 avait sans doute moins changé depuis eux qu’elle ne l’a fait en notre siècle. C’est aux lentes excursions à dos de cheval et de chameau que l’École doit d’avoir si bien contribué à la géographie et à l’archéologie de la Terre sainte, comme nous l’entendrons rappeler tout à l’heure. Ces voyages ont eu un autre aboutissement heureux : les belles monographies que le P. Antonin Jaussen consacra aux ‘Azayzat de Kerak dans ses Coutumes des Arabes au pays de Moab (1908) et aux Fuqarâ de Madà’in Sâlih visités lors de ces mémorables expéditions de 1907-1910 sans lesquelles nous n’aurions qu’une connaissance bien vague de l’ancien idiome nord-arabique appelé lihyanite et nous ignorerions beaucoup de l’araméen nabatéen. La familiarité avec le présent invite à chercher partout ce qui l’a précédé et pour une bonne part l’explique : l’œuvre archéologique de l’École biblique procède de cette démarche, ainsi que tout l’apport à l’épigraphie sémitique et grecque du Levant, rassemblé dans la Revue biblique depuis son premier fascicule, paru en 1892.
Si grand que soit l’intérêt que présentent en elles-mêmes la géographie, l’ethnographie, l’archéologie et l’épigraphie, elles ne constituaient pas l’essentiel des tâches que le P. Lagrange s’était assignées. Il importait à ses yeux de connaître tout ce qu’il était possible de connaître sur le passé de la Syrie-Palestine et même de la Mésopotamie et de l’Égypte, et la Revue biblique a toujours réservé une rubrique de ces précieuses recensions et de ses notes d’information à ces provinces de l’Orient antique, mais c’était afin de mieux comprendre la Bible, la religion qui l’a produite, les conditions dans lesquelles elle a pris naissance. L’exégèse biblique est demeurée pour lui la reine des disciplines, tout devant concourir à l’élucidation de l’Écriture sainte. Tout en encourageant le développement des recherches archéologiques et épigraphiques, tout en suivant les progrès de l’assyriologie et de l’égyptologie, le P. Lagrange a consacré à l’exégèse du texte sacré l’essentiel d’une immense œuvre écrite. C’est là qu’il a donné le meilleur de lui-même, c’est là qu’il a souffert. Plusieurs fois, dans sa correspondance avec le Général de son Ordre, le P. Étienne Cormier, il semble aspirer au soulagement que lui donnerait un travail d’orientaliste, purement philologique, qui le soustrairait aux critiques de ses censeurs. Mais le P. Lagrange paraît avoir senti comme une exigence supérieure de ne pas fuir le conflit possible entre une obéissance égale à sa foi et une conviction scientifique tout aussi intrépide.
Il n’a donc pas hésité à aborder les points les plus délicats de la recherche biblique, mu par une émouvante confiance en l’unité de la Vérité. Il était convaincu que la science ne pouvait entamer sa conviction religieuse, qu’elle permettait au contraire de remonter aux intuitions originelles, aux sources mêmes de la foi. C’est d’un même mouvement qu’il affrontait un fidéisme volontairement aveugle et une critique tentée d’outrepasser ses droits en empiétant sur l’inconnu.
Le temps a contraint le P. Lagrange à se faire apologète. Il le fut en homme de son temps, et l’on ne s’étonnera pas de le voir rejoindre Ernest Renan pour définir la Bible comme la grande école de l’humanité, pour voir dans le « sévère monothéisme d’Israël » l’espérance du monde et les germes de son progrès, pour dire que Jésus établit définitivement l’alliance de la religion et de la morale. Le P. Lagrange doit aussi à son temps la méthode qu’il a accréditée dans un vaste milieu jusque-là porté à la condamner, méthode critique visant non seulement à établir un texte original, mais encore à en retracer la genèse par voie d’analyse, méthode historique, qui tente de retrouver sous une couche d’interprétations superposées, l’intention même de l’auteur et d’expliquer celle-ci dans les circonstances qui l’ont vu naître.
Face au fondamentalisme irraisonné de croyants qui tenaient la Bible pour l’histoire infailliblement vraie des origines du monde et du devenir des hommes, Lagrange a dû consacrer beaucoup de temps à la réflexion herméneutique, cherchant à définir de manière plus subtile les concepts d’authenticité, de révélation et d’inspiration. Il était indispensable qu’il introduisit la catégorie des « genres littéraires », permettant de prendre en compte la part de vérité ou de fiction que l’auteur sacré entendait lui-même mettre dans son récit et de distinguer, par exemple, l’histoire et la parabole. On sait la peine qu’il eut à faire accepter ces sages expédients lors de la terrible crise des dix années précédant la première guerre mondiale. La correspondance récemment publiée a permis de suivre le martyre moral infligé au fondateur de l’École biblique. Si la crise a été victorieusement surmontée, ce fut sans doute pour la paix de l’Église romaine, ce fut sûrement pour le bien de la science biblique.
D’aussi longues épreuves renforcent l’admiration qu’inspire la fécondité du P. Lagrange, car c’est alors même qu’il donna les surabondantes prémices d’une œuvre monumentale. Il convient d’en dire quelques mots. Le P. Lagrange a su brosser de vastes fresques d’histoire religieuse, en toile de fond de ses travaux exégétiques. Le premier en France il a donné un aperçu d’ensemble sur les religions sémitiques, destiné à rehausser l’apport de l’Ancien Testament. Pour mieux faire comprendre le Nouveau Testament, il a écrit ces répondants français à un ouvrage classique de Wilhelm Bousset que constituent son Messianisme chez les Juifs (1909) et son Judaïsme avant Jésus-Christ (1931). Il s’est gardé d’oublier l’hellénisme, « Rien de ce qui concerne les Grecs ne peut demeurer étranger à ceux qui étudient les origines du Christianisme », écrivait-il en 1907. Son livre de 1937 sur l’Orphisme, donné comme une partie de sa grande introduction au Nouveau Testament, témoigne de la constance de cet intérêt. Rappelons à ce propos que c’est sous la robe rosée des Études bibliques qu’ont paru les quatre volumes que notre regretté P. Jean Festugière a consacrés à l’hermétisme antique.
Dans ses travaux exégétiques, c’est d’abord à l’Ancien Testament que le P. Lagrange a appliqué sa méthode critique. Son commentaire des Juges l’illustre dès 1903. À la fin de ce livre, il déclare qu’une étude de la Genèse ne peut que faire appel à la même méthode. C’était s’engager sur le terrain brûlant où Richard Simon avait jadis succombé. Le commentaire du P. Lagrange sur la Genèse ne fut point publié. Dans ses études touchant au Pentateuque, le P. Lagrange avait cependant su interpréter avec bon sens le primat que toute la tradition reconnaît à Moïse : pour lui le Pentateuque n’est pas homogène, les divergences qu’on peut relever dans les codes législatifs reflètent différentes étapes de l’évolution d’Israël, mais les innovations introduites au cours des siècles ont été vues comme des mises au point de la législation première remontant aux origines même du peuple, qui ne pouvait se passer d’une loi. Pour le P. Lagrange, et contrairement à l’opinion qui dominait dans l’exégèse allemande, et qui n’était pas exempte de tout a priori, la Loi précède les prophètes et non l’inverse.
En 1907, au plus fort de ce que l’on a appelé la « crise moderniste », Lagrange renonce à étudier l’Ancien Testament et se tourne vers le Nouveau, afin — dit-il — de « désarmer les suspicions ». Qu’il se soit senti plus libre pour traiter d’une littérature propre aux chrétiens que pour celle qu’ils ont en commun avec les juifs surprend aujourd’hui, mais en dit long sur la « question biblique » au début de ce siècle. C’est donc au Nouveau Testament, et en particulier aux quatre Évangiles, que le P. Lagrange a consacré la plus grande partie de son œuvre d’exégète. Il y prit une position de critique modéré, moins éloigné qu’on ne l’a cru d’Alfred Loisy contre lequel il rompit des lances parce que celui-ci outrepassait sa tâche de philologue en se posant en réformateur. On doit au P. Lagrange critique du Nouveau Testament certaines intuitions fécondes, popularisées par la suite, ainsi lorsqu’il entreprit de montrer le caractère profondément judaïque du IVe Évangile ou de définir le Nouveau Testament comme l’œuvre d’une Église en formation. On lui doit d’avoir été le premier à donner en langue française des commentaires des Évangiles qui sont des monuments d’érudition philologique et historique.
La puissance de travail du P. Lagrange était si exceptionnelle que son œuvre risquerait de faire pâlir celle de ses disciples et successeurs. Et pourtant, que de beaux travaux nous devons à ces PP. Dominicains de Jérusalem dont il convient maintenant de saluer la mémoire, ceux que certains d’entre nous ont encore connus comme leurs confrères ou leurs maîtres ! Chacun à sa manière, ils ont poursuivi l’œuvre du fondateur dans des voies qu’il avait plus ou moins frayées lui-même. Paul-Édouard Dhorme a contribué à faire connaître la religion de l’antique Mésopotamie par son Choix de textes religieux assyro-babyloniens de 1907 où il traduisait pour la première fois en français un chef-d’œuvre littéraire comme l’Épopée de Gilgamesh. En exploitant les lettres babyloniennes de Tell el Amarna il a éclairé la topographie de la Palestine antique et par des études d’onomastique les mouvements des peuples entre la Syrie et la Mésopotamie. Philologue averti, à l’aise dans toutes les langues sémitiques, il a donné un modèle de monographie comparative avec son Emploi métaphorique des noms de parties du corps de 1923, qui aide à comprendre tant de passages des anciens écrits. C’est lui qui a publié dans la Revue biblique, en 1931, un des articles dont elle peut le plus se faire gloire, celui qui s’intitulait « Première traduction des textes… de Ras Shamra ». Exégète, Dhorme est l’auteur d’un commentaire des Livres de Samuel qui prolonge celui du Livre des Juges qu’avait écrit le P. Lagrange, et d’un monumental commentaire de Job, près de huit cents pages à la typographie serrée, si riche d’information qu’on a senti le besoin de le traduire en anglais quarante ans après sa publication en 1926.
Archéologue et relevant à ce titre du discours qui va suivre, le P. Roland Guérin de Vaux fut aussi un historien, un historien des religions et un exégète. Nous lui devons de suggestives monographies intéressant les cultes sémitiques, sur Adonis, sur le Baal du Carmel, sur les sacrifices de porcs et sur le voile des femmes. Historien, il prit la suite de Dhorme pour illustrer les rapports entre les récits bibliques et les données des textes de l’ancien Orient. De 1928 à 1931 Dhorme avait publié dans la Revue biblique une série d’articles intitulés « Abraham dans le cadre de l’histoire » ; celle que le P. de Vaux donna de 1946 à 1948, « Les patriarches hébreux et les découvertes modernes » en était à bien des égards une mise à jour. C’était aussi un travail préliminaire en vue de la grande Histoire ancienne d’Israël que le P. de Vaux avait conçue et dont la mort ne le laissa rédiger qu’un peu plus du tiers : c’est en 1971, l’année où il nous quitta, que sortit des presses le premier volume, traitant des origines. On dit que l’œuvre a vieilli. La raison principale est que l’optimisme scientifique des années 1950, où l’on croyait à la possibilité de vérification extérieure et objective des informations bibliques n’est plus de mise aujourd’hui. La mode actuelle — il faut bien parler ici de mode — est plus volontiers sceptique sur l’adéquation des données littéraires à celles de l’archéologie. Mais de Vaux, traitant de l’ère la plus obscure de l’histoire, ne se faisait pas d’illusion : « Nous ne pourrons jamais écrire vraiment une histoire de l’époque patriarcale » — écrivait-il. Il reste que son livre est un recueil de documentation archéologique et exégétique, d’une très grande richesse, mise au service de l’histoire. Plus sûrs dans leur propos ses deux volumes sur les Institutions de l’Ancien Testament sont un véritable manuel dont le succès mondial ne s’est pas démenti. C’est un des plus beaux échantillons d’une des activités de l’École biblique qui lui mérite bien des reconnaissances. Il en est sorti quelques synthèses qui demeurent sur la table de qui s’adonne sérieusement à l’étude de la Bible. Rappelons toute une partie de l’œuvre du P. Félix Abel : le scrupuleux exégète des livres des Maccabées, le connaisseur incomparable de la Terre sainte, fut aussi l’auteur de deux de ces ouvrages de référence : sa Géographie de la Palestine, parue en 1933 et 1938, réimprimée en 1967 et son Histoire de la Palestine depuis la conquête d’Alexandre jusqu’à l’invasion arabe publiée en 1952.
Le P. de Vaux fut le maître d’œuvre du chantier de Qoumrân. Il le fut trop peu de temps, au grand dam de nos études : non seulement il ne put faire connaître lui-même qu’une partie des résultats archéologiques qu’il avait obtenus, mais encore sa ferme direction a trop tôt manqué à l’équipe de philologues qu’il avait eu charge de constituer, grâce à la confiance des autorités jordaniennes et à un crédit scientifique que nul ne lui contestait. Il avait formé à partir de 1952 cette équipe, chargée de la publication officielle des documents découverts dans le désert de Juda, avec un louable souci d’équilibre national et confessionnel. La confiance qu’il avait accordée à ses recrues a été honorée avec des bonheurs divers. On est contraint d’exprimer bien des regrets lorsqu’on voit l’état de la publication des manuscrits de la grotte 4, si riche de textes de la plus haute importance, près de quarante ans après l’ouverture de la grotte, et que l’on doit déplorer de la part de certains responsables une véritable rétention d’information.
Le P. Pierre-Maurice Benoit, qui succéda au P. de Vaux dans cette délicate tâche de coordination, n’a pas eu lui non plus la possibilité de la mener à terme. Mais ses fécondes réflexions herméneutiques, ses lumineux aperçus sur les points les plus délicats du Nouveau Testament, son esprit ouvert à toutes les recherches continueront à en faire une figure chère au souvenir.
Avec de pareils hommes, l’École biblique de Jérusalem ne pouvait manquer de marquer son temps. En maintenant très haut le flambeau allumé par le P. Lagrange, elle a aboli la suspicion dont ses études avaient été longtemps l’objet. La Bible est devenu l’objet d’une science historique et critique dans les milieux catholiques romains, et les milieux savants les plus laïques en ont profité. L’encyclique pontificale Divino afflante spiritu marqua en 1943 le succès des efforts du P. Lagrange. On voit alors disparaître de la Revue biblique certains accents polémiques et apologétiques de ses premiers numéros. Il avait été nécessaire que le fondateur sacrifiât à la controverse pour que ses successeurs en fussent libérés. La Revue biblique est plus que jamais l’un des poumons de nos études. La série des Études bibliques ne cesse de s’enrichir de précieuses monographies analytiques, et il est impossible d’énumérer les progrès qu’elle apporte à la connaissance et à la réflexion : la critique textuelle du Nouveau Testament, pour ne prendre qu’un exemple, est grâce à elle remise à l’honneur. Et les projets ne manquent pas : on se réjouit d’apprendre que commence à paraître, à l’initiative de l’École biblique, une nouvelle traduction des Antiquités juives de Flavius Josèphe, munie à n’en pas douter d’un appareil savant qui surpassera celui des éditions existantes. L’École de Jérusalem n’a point failli à sa mission pédagogique. Les mémoires d’exégèse que l’Académie doit juger presque chaque année apportent un témoignage de l’excellente formation qui y est dispensée, grâce aux exigences d’un corps professoral attentif et aux trésors de sa Bibliothèque. Plus importante encore, peut-être, l’École biblique a mieux que toute autre institution, répandu en France le goût pour ces lettres antiques que beaucoup continuent d’appeler les « Saintes lettres ». On ne manquera pas d’étudier un jour le retentissement de cette « Bible de Jérusalem » que conçurent durant la dernière guerre mondiale les PP. Dominicains et à laquelle les professeurs de l’École, à commencer par les PP. Benoit et de Vaux, apportèrent tant de soin. Elle a révélé la Bible à des masses de lecteurs bien disposés mais peu avertis, et son annotation très objective a ouvert des horizons neufs à d’autres lecteurs qui croyaient un peu trop vite tout en saisir. Qu’on s’en félicite ou non, cette « Bible de Jérusalem » a contribué à introduire en notre temps un nouveau langage religieux, et à informer de la sorte les sensibilités, en particulier par le style lapidaire et hardi de sa traduction des Psaumes.
« Dieu a donné dans la Bible un travail interminable à l’intelligence
humaine »
a écrit le P. Lagrange. Ce travail continue et continuera, mais il ne pourra être pris au sérieux sans une fidélité certaine à des principes formulés et appliqués par le fondateur et ses disciples. L’École biblique n’impose aucune obédience, mais ses leçons et ses travaux rappellent sans cesse quelques exigences de formation et de méthode à ceux qui se proposent de faire de la Bible leur terrain d’étude. En continuant d’enseigner et d’illustrer la solidarité des couches anciennes de l’Ancien Testament avec la pensée sémitique, celle du Nouveau Testament avec la pensée hellénistique et celle de l’ancien judaïsme, elle maintient qu’il est nécessaire d’avoir les rudiments d’une double culture. Elle demeure en même temps une école de prudence. Le P. Lagrange ne manquait pas de tempérer les enthousiasmes auxquels se laissaient aller des savants de son temps. Il a écrit qu’ « on ne dissout pas la spécificité d’une religion dans les apparentements connus à son époque ». Il a rappelé que les symboles et les rites ne laissent pas préjuger des attitudes de l’âme, que chaque religion est un système où tout se tient, même si certains de ses éléments se retrouvent ailleurs. Cette mise en garde contre les abus du comparatisme garde toute sa valeur : ni la religion de l’ancien Israël, ni le christianisme primitif ne se réduisent à ce qu’ils ont de commun avec des croyances et des pratiques de leur temps. L’histoire religieuse demeure une science du particulier, une démarche descriptive qui se méfie des raisons supérieures qu’on entendrait invoquer comme explication. L’École biblique a trop bien défendu les droits de la recherche historique et critique contre les empiétements d’une théologie qui méritait au moins la déférence due à l’ancienneté, pour s’inféoder maintenant à des théologies laïcisées ou à des messianismes athées, ou pour demander les clés de l’Écriture sainte à quelque chapelle anthropologique dispensant des leçons d’infaillibilité.
J’ai rappelé au début de ce discours l’infortune des études bibliques en France. Si, aujourd’hui, la situation s’est améliorée, s’il se trouve en ce pays des savants plus nombreux que naguère pour les entreprendre et pour les mener avec rigueur et probité, c’est bien à l’École biblique française de Jérusalem que nous le devons.
In : Cahiers de la Revue biblique 65. « La Bible : Le Livre et l’Histoire » Actes des Colloques de l’École biblique de Jérusalem et de l’Institut catholique de Toulouse (nov. 2005) pour le 150e anniversaire de la naissance du P. M.-J. Lagrange, O.P. sous la direction de J.-M. Poffet, O.P. directeur de l’École biblique de Jérusalem, Paris, Gabalda, 2006.
Il y a 150 ans naissait le P. Lagrange, le 7 mars 1855, le jour de la saint Thomas d’Aquin, dans le calendrier liturgique d’alors. Et il recevait à son baptême le nom d’Albert (autre patronage dominicain), prénom de son oncle géologue auquel il dira devoir son sens de l’observation et le respect dû aux faits. Cet oncle géologue avait déclaré glaciaires des boues que jusqu’ici on nommait diluviennes. Certains esprits s’en émurent, voyant dans la diminution de l’importance du diluvien une atteinte à la Bible et au récit du déluge ! Et Lagrange de se reconnaître dans la fermeté de son oncle : « Si quelque chose eût pu compromettre la sincérité et la solidité de ses convictions religieuses, c’eût été la prétention d’entraver l’essor des observations de fait par de prétendues raisons de foi, empruntées à une exégèse caduque [1]. »
Cette année, le philosophe Paul Ricœur nous quittait, à qui nous devons une œuvre philosophique impressionnante tant du point de vue de l’anthropologie philosophique que de l’herméneutique biblique. C’est évidemment ce dernier point qui a retenu mon attention ici. Je désire donc réunir dans un même regard ces deux figures, non pas pour un simple devoir de commémoration mais avant tout parce que ces deux figures ne sont pas si éloignées l’une de l’autre qu’on pourrait le penser. Le point de vue qui m’intéresse ici est l’écriture de l’histoire et son interprétation, en particulier en ce qui concerne l’histoire biblique. Et cela à un moment où l’archéologie et l’histoire requestionnent fermement les exégètes surtout en ce qui touche à l’Ancien Testament (les patriarches, l’exode de Moïse, la conquête de la Terre Promise et l’empire de Salomon). Les repères historiques fermes semblent se dérober, et pourtant les textes bibliques résistent et requièrent de nous une lecture originale, sur la bonne longueur d’onde nécessaire pour les bien entendre, en un mot ils requièrent une herméneutique sans concession du point de vue de la rigueur historique mais sans fermeture non plus au mystère et à la dimension intérieure des événements, fussent-ils petits au regard de l’histoire mondiale. D’où ma relecture et de Lagrange et de Ricœur.
S’il y a une institution où l’intérêt pour l’histoire s’est avéré déterminant, dans le champ des études bibliques, c’est bien l’École biblique de Jérusalem fondée par le P. Lagrange en 1890. Il eut le mérite de vouloir un dialogue sérieux avec le monde universitaire de son temps, y compris non catholique. Il eut la détermination nécessaire pour défendre la légitimité, davantage même, la nécessité de cette étude : « de ce que nous sommes sûrs de posséder une parole inspirée, nous ne sommes pas dispensés de travailler pour en saisir le sens », écrivait-il en 1897 [2].
Je lis parfois que son approche était marquée par un certain positivisme historique aujourd’hui dépassé au profit d’une plus grande prise en compte du langage et du travail qu’opère l’écriture, toute écriture et donc aussi l’écriture de l’histoire. C’est en partie vrai, – il est de son temps – mais beaucoup moins que je ne le pensais avant de le lire de près. Il ne pouvait s’exprimer comme tous ceux qui aujourd’hui abordent la Bible comme littérature. Le récit – ce que Ricœur appelle le « jeu de raconter » – convoque un lecteur. Qu’il s’agisse d’histoire ou d’« une histoire » (fiction), le récit opère son travail. Cette véritable transfiguration en récit ou discours est non seulement le fait du poète, elle est aussi, puisqu’il y a langage – le fait de tout écrivain, en particulier de l’historien qui ne se contente pas de relater des faits mais qui les choisit, les coordonne, les regroupe en séquences[3] et en interprète la portée (ce que Ricœur appelle le jugement d’importance). « La vie est vécue, l’histoire est racontée », écrit Paul Ricœur[4]. Il ne s’agit pas de faire de Lagrange un lointain précurseur de Ricœur et de ce que les études sur le langage ont apporté. Néanmoins, j’ai pensé intéressant de voir de plus près comment le P. Lagrange s’exprime tout au début de son activité à Jérusalem, dans les premiers discours, dans les premiers articles, voire un peu plus tard, quand il fait le point et résume son propos en particulier sur Bible et histoire. J’aurai aussi recours aux écrits et à la sérénité du grand âge, aux souvenirs personnels rédigés par le P. Lagrange en 1926, quelques années avant sa mort, quand il évoque les premières années de son activité à Jérusalem.
De la naïveté à la critique
Premier obstacle sur sa route : la routine et l’incompétence des croyants, ce sera aussi le fait de plusieurs de ses censeurs ! « Il était facile de recueillir les applaudissements d’un public incompétent en se plaçant sur le terrain de la routine ; j’ai préféré le terrain scientifique, qui était celui d’une exégèse progressive et celui de l’avenir. Je pense qu’il est clair, dès à présent, que je ne me suis pas trompé[5]. » À ce labeur intellectuel, ardu et prenant, le P. Lagrange donne une portée pastorale : « Nous ne voudrions pas que des âmes se perdent pour refuser leur adhésion à ce que l’Église ne leur demande pas de croire », écrit-il en 1897 à la fin d’un article sur le récit de la chute dans la Genèse[6]. « La vérité ne peut pas disparaître, mais elle peut s’obscurcir dans les esprits, et c’est assez pour que les âmes se perdent », écrivait-il dans l’avant-propos du premier numéro de la Revue biblique en 1892. C’est dire l’orientation profondément pastorale de son combat intellectuel in medio Ecclesiae.
Lire avec l’Église et la Tradition ne veut donc pas dire prendre simplement le texte à la lettre, en lui prêtant souvent nos intérêts, nos combats ! C’est avec humour que le P. Lagrange décrit les maladresses des savants lancés à l’assaut de la Bible depuis la Renaissance : « La passion qu’on avait pour l’archéologie s’appliquait à la Bible. Toutefois obsédés par les formes gréco-romaines, connaissant mal l’Orient, les érudits reconstituaient parfois le temple de Salomon avec une façade vaticane, et plaçaient sur la tête des héros juifs des casques des compagnons d’Alexandre[7]. » Comprendre la Parole de Dieu suppose un véritable travail critique, du moins pour celui qui réfléchit à ces questions et veut les affronter.
Encore faut-il s’entendre sur cette quête critique. En devenant littérale et en congédiant le sens spirituel, l’exégèse post-tridentine entrait dans un « irréparable oubli ». Elle ne gagnait même pas toujours en exactitude par manque notamment de familiarité avec le monde ancien et l’Orient. Le P. Lagrange de conclure : « Cette exégèse manquait d’air et de lumière[8] », très éloignée de la perception de l’écriture symbolique biblique, perception familière à un Origène, à un Jérôme ou à un Augustin. Mentionnons encore ce diagnostic incisif et surtout étonnant, pour l’époque, sur la pluralité de sens d’un texte : « Notre exégèse littérale […] n’osa pas non plus profiter du champ qu’on lui ouvrait en déclarant que la sainte Écriture contenait tous les sens que son texte suggérait. Elle demeurait donc isolée, tournant toujours dans le même cercle, prenant tout à la lettre, à force de vouloir suivre uniquement le sens littéral, oubliant qu’elle-même avait compris dans le sens littéral la métaphore et l’allégorie, nageant dans l’absolu, voyant des affirmations partout, et ne s’étonnant pas de posséder une histoire réelle et authentique de toute la race humaine dès les premiers commencements[9]… »
En effet, il faut se souvenir que c’est en particulier la différence de perception du temps qui a fait éclater l’aspect historique des récits de la Genèse. Il convient de rappeler ce que l’on enseignait alors dans les institutions religieuses concernant Noé, le déluge, Moïse, etc. Je cite ici un Cours élémentaire d’Écriture sainte, datant de 1871, à l’usage des grands séminaires :
« Les incrédules se sont inscrits en faux, d’une manière générale, contre tous les faits mentionnés dans la Genèse, sous prétexte que Moïse, qui les raconte, n’avait aucun moyen de les connaître avec certitude. Cela est faux : car indépendamment des secours surnaturels dont Moïse fut favorisé, il a pu naturellement connaître d’une manière certaine tout ce dont il parle dans son livre […] En prenant les dates de Moïse (et leur exactitude est certaine), la vie de trois ou quatre hommes remontait jusqu’à Noé, qui avait vu les enfants d’Adam et touchait pour ainsi dire à l’origine des choses. De si longues vies et un si petit nombre de générations rapprochaient presque autant l’origine du monde du temps de Moïse que si la chose s’était passée depuis deux ou trois siècles entre des personnes d’une vie ordinaire… Les généalogies sont si complètes (5, 10, 11), les dates si précises et le nombre des années de la vie des Patriarches si exactement fixé, qu’il est difficile de croire que Moïse n’a pas eu à sa disposition d’anciens écrits fidèlement conservés dans lesquels il a puisé ces détails[10]. »
On mesure le changement de paramètre qu’ont entraîné les recherches actuelles qui placent l’apparition de l’homme à environ trois millions d’années… La situation de l’enseignement dans les Séminaires était par conséquent dramatique, au début du xxe siècle : « le gamin de Paris qui récitait son catéchisme était tenu de dire que le monde a été créé quatre mille ans avant Jésus-Christ. Il savait par ce qu’il apprenait à l’école primaire que ce n’était pas vrai. Ainsi dans le temps même où l’on essayait de poser en son intelligence les fondements de la foi, on lui fournissait des données capables de lui faire remarquer qu’elles étaient en conflit avec la science[11]. » J. Maritain était fondé à écrire que les Manuels de théologie de l’époque étaient « un pieux outrage à l’intelligence ». Lagrange au contraire veut prendre en compte la complexité non seulement de la lecture biblique mais d’abord de l’écriture biblique de l’histoire, et ceci par rigueur intellectuelle et souci pastoral.
Le livre et le pays
Alors que le P. Lagrange était réticent de devoir s’éloigner de l’environnement académique européen pour venir s’exiler en Terre sainte, à peine arrivé il est saisi par le pays. « Je fus remué, vraiment saisi, empoigné par cette terre sacrée, abandonné avec délices à la sensation historique des temps lointains. J’avais tant aimé le livre et maintenant je contemplais le pays[12]. » Il parle même d’une « extase historique[13] » (en 1926, quand il rédige ses Souvenirs). Il est, d’une part, persuadé qu’on ne peut connaître le livre sans non seulement connaître les langues anciennes mais sans se plonger dans la culture et la vie de l’Orient. Il est d’autre part prêt tout à la fois à recevoir la Bible comme Parole de Dieu et à jouer à fond le jeu de la critique. La foi n’a rien à craindre de cette confrontation. Il fera la part du lion à l’étude historique, allant jusqu’à affirmer, dans sa conférence d’ouverture de l’École : « vous tous avez conscience d’avoir mieux compris la Bible depuis que vous habitez la Palestine ; vous avez cette intuition dont parle saint Jérôme, et j’ajoute qu’en la connaissant mieux comme livre d’histoire, vous la goûtez mieux comme livre inspiré et divin[14]. » Le pari est audacieux ! Pourra-t-il être tenu ? Est-ce que l’étude historique comme telle suffit à embrasser les textes bibliques avec tout leur sens et toute leur portée ?
Il faut se remettre dans l’atmosphère du XIXe siècle finissant : les archéologues et historiens se précipitaient au Proche-Orient. On est alors d’autant plus soucieux de « preuves archéologiques » que les esprits sont ébranlés par les recherches au plan littéraire et historique. « Dès sa naissance, la recherche en Palestine va donc être une « archéologie orientée », dictée par le souci de démontrer l’historicité et l’authenticité de la Bible », écrit Vincent Michel, ancien élève de l’École biblique : « Le but de la Palestine Exploration Society, fondée en Angleterre en 1870 est clair : « Tout ce qui peut permettre de vérifier que l’histoire biblique est une histoire réelle, à la fois dans le temps, dans l’espace, et à travers les événements, offre une réfutation de l’incroyance[15]« . »
Il est d’autant plus intéressant de lire le P. Lagrange, décrivant 25 ans après sa fondation, le but qu’il assignait à l’École biblique. « Confirmer la Bible » par l’archéologie, la géographie, les inscriptions. « L’École biblique n’a jamais eu d’autres buts. Ou plutôt, parce que la Parole de Dieu demeure éternellement dans sa valeur divine, il s’agit moins de la confirmer que de la comprendre[16]. » Et le P. Lagrange continue : « On se demandait seulement si la connaissance de l’Orient ancien n’entraînait point certaines conséquences sur la manière dont les Livres Saints ont été composés, sur le genre littéraire auquel ils appartenaient, sur la méthode d’herméneutique qui paraît découler de ces origines littéraires[17]. »
L’enquête historique ne peut se passer de la prise au sérieux de la médiation littéraire. Elle débouche aussi, s’agissant de l’Écriture sainte, en théologie : il vaut la peine de citer en entier tout le paragraphe dont étaient extraits les propos cités. Après avoir précisé la nécessité de l’apport de l’enquête historique, Lagrange poursuit : « Est-ce tout ? Ou plutôt n’était-ce pas assez que cet ensemble fleurant déjà l’Encyclopédie ? Fallait-il encore se préoccuper à Jérusalem de théologie ? Beaucoup ne l’ont pas pensé. On a même reproché à l’École biblique de s’être occupée de questions qui auraient dû demeurer étrangères à ses recherches. Que ne se contentait-on de collectionner des pots et des monnaies, d’organiser un vaste musée biblique avec toute la flore et toute la faune de Palestine, de noter les milliaires et de mesurer les distances, de recueillir les noms anciens et de retrouver les sites bibliques, de décrire les ruines et d’expliquer les textes par les usages, de faire goûter aux étudiants émerveillés les caroubes dont se nourrissait l’enfant prodigue[18] ! »
Pas question donc de se contenter des realia, d’accumuler l’information sans déboucher sur une véritable interprétation, une herméneutique à la fois critique et croyante, droitement croyante parce que sainement critique.
Citons encore ce propos pertinent écrit au lendemain de la publication du décret Lamentabili sane exitu de Pie X en 1907 : « S’il est désormais certain que cette critique, dans un premier essor, a passé la mesure, il n’est pas moins vrai qu’on n’avait pas jusqu’ici étudié assez soigneusement la portée exacte des textes sous leur aspect littéraire et historique. Cela n’est pas un reproche pour le passé ; chaque temps a sa tâche, il y satisfait comme il peut[19]. » Relevons que le qualificatif « littéraire » devance celui de « historique »…
Je désire souligner à quel point ces propos étaient novateurs et restent importants aujourd’hui. Est-on si loin de ce que notait récemment Jean-Pierre Sonnet : « Il est temps que nous prenions acte de données déterminantes, trop souvent occultées par la question de l’ »historicité » des faits racontés : le monothéisme éthique et religieux de la Bible est étroitement solidaire d’une poétique narrative, d’un art de raconter. Il en est de même pour l’apparition de la figure du Messie : elle a exigé l’apparition, au sein de la tradition biblique, d’un art narratif spécifique, celui de l’Évangile. Se dispenser de réfléchir à l’épistémologie de ces projets littéraires, c’est se dérober à l’exigence critique de notre âge. Et c’est priver les lecteurs que nous sommes de précieux adjuvants[20]. »
Aussi bien l’histoire que l’archéologie ou la géographie sont en effet médiatisés dans le récit biblique : ils deviennent texte et récit. Le problème est donc dorénavant littéraire : tout ce qui a l’apparence de l’histoire n’est pas de l’histoire, ou l’est à des titres divers[21]. Mais il faudra du temps pour dégager ces principes. Toujours est-il que le P. Lagrange confie être revenu complètement bouleversé de son excursion au Sinaï en 1893, avec au cœur « une inquiétude secrète et douloureuse[22] ». « Ne fallait-il pas conclure que des faits parfaitement historiques avaient été comme idéalisés pour devenir le symbole du peuple de Dieu, de la future Église de Dieu[23] ? » Même s’il croit encore pouvoir, par une distinction des sources, confirmer les faits, le principe est clair : « C’est poser le principe d’une certaine manière d’écrire l’histoire qui n’est pas la nôtre, mais qui se trouve dans l’Ancien Testament[24]. »
Un peu plus tôt, Lagrange notait avec finesse, dans le bilan de l’École en 1915 : « Le cours de géographie lui-même, en apparence si inoffensif, exigeait donc pour complément un cours sur l’inspiration biblique, l’herméneutique et la critique textuelle et littéraire[25]. » Autrement dit, il disait avoir étudié le livre et pouvoir maintenant contempler le pays. Il reconnaît, par sa pratique, que le pays le ramène au livre comme tel ! Regardons maintenant d’un peu plus près les conditions d’une écriture de l’histoire, ce que le P. Lagrange avait pu en percevoir, et les principes d’une herméneutique du texte comme tel.
Quelle histoire ?
Le P. Lagrange abordait les études historiques avec une confiance totale : « qu’il le veuille ou ne le veuille pas, notre siècle par son attachement presque excessif aux études historiques aboutira à constater la transcendance du fait divin[26]. » Cette confiance lui venait d’une certitude que la quête de la vérité mérite d’être menée et du refus d’une double vérité. Mais il faut également parler de sa formation classique, de sa très bonne formation théologique et de la profondeur de sa vie religieuse. Ce dont parlaient les textes bibliques ne lui était pas étranger ! Il est comme par avance prémuni contre les dérives d’un historicisme plat. A-t-on noté cette petite incise qualifiant la quête historique du XIXe siècle : « Notre siècle, par son attachement presque excessif aux études historiques, aboutira à constater la transcendance du fait divin[27] » ? Peut-il y avoir un attachement « excessif » à l’histoire ?
Le P. Lagrange voulait s’en expliquer : il avait entrepris un important commentaire de la Genèse, toujours interdit de publication. Il passe au livre des Juges. On est en 1903. Face aux contradictions du récit, il écrit :
les auteurs « composaient assez librement sans attacher trop d’importance à ce que nous nommons la précision historique. Que ce soit Caleb ou Juda qui ait pris Hébron (cf. 1, 10), que ce soit Juda ou Benjamin qui ait échoué devant Jérusalem (cf. 1, 21), il importe fort peu aux rédacteurs : nous ne devons pas être plus minutieux qu’eux et surtout nous ne devons pas mettre notre conception de l’histoire et de l’histoire sacrée à la place de celle des auteurs inspirés. C’est donc dans l’esprit de ces rédacteurs eux-mêmes que nous devons utiliser les anciens documents au point de vue strictement historique ou plutôt c’est un point de vue auquel nous devons renoncer. Il n’y a aucune raison de révoquer en doute le caractère réel et objectif de l’histoire qui se dégage de ces récits, mais il faut toujours se rendre compte de la pensée de l’auteur.[28] »
Je retiendrai à nouveau la tension à laquelle l’exégèse de Jérusalem est soumis. Il lui faut défendre la réalité des faits, globalement, mais en fait son insistance est tout entière du côté de la médiation littéraire. Dès 1896 il précisait dans la Revue biblique que l’exactitude matérielle n’est pas de la nature de l’histoire, et surtout que cette conception trop étroite d’ l’histoire n’était pas traditionnelle :
« Nous avons renoncé à cette exégèse, qui n’a d’ailleurs jamais été vraiment traditionnelle ; nous renonçons aussi à un principe d’appréciation de l’histoire qui ne s’impose pas davantage. Oui, le fait est certain, mais il est raconté comme on raconte des faits semblables. Dieu n’enseigne que ce que l’historien veut enseigner. […] Et si nous admettons cette interprétation relativement large quand il s’agit de concilier les évangiles entre eux, sachons aussi en faire usage quand il y aura apparence de contradiction entre un écrivain sacré et l’histoire profane, puisqu’il ne s’agit pas ici de comparer la Parole de Dieu et la parole de l’homme, mais de fixer le sens de la Parole de Dieu[29] ! »
Fidèle au même principe, il écrit vers la fin de sa vie, dans la préface à L’Évangile de Jésus-Christ[30] (paru en 1928) avoir renoncé à écrire une Vie de Jésus selon le mode classique pour laisser parler davantage les quatre évangiles, « insuffisants comme documents historiques pour écrire une histoire de Jésus-Christ comme un moderne écrirait l’histoire de César Auguste ou du cardinal de Richelieu, mais d’une telle valeur comme reflet de la vie et de la doctrine de Jésus, d’une telle sincérité, d’une telle beauté, que toute tentative de faire revivre le Christ s’efface devant leur parole inspirée. Les évangiles sont la seule vie de Jésus-Christ qu’on puisse écrire. Il n’est que de les comprendre le mieux possible ».
Prenons un exemple : le récit des tentations de Jésus au désert, notamment en Mt et Lc, plus développé qu’en Marc. « Si tu es le Fils de Dieu… » répète le démon, deux fois de suite en Mt, alors que le récit de Luc atteste un ordre différent pour terminer au temple de Jérusalem. Commençons par le commentaire de Lagrange sur Matthieu, qui a de quoi surprendre un exégète contemporain : « L’ordre de Mt est primitif. Car le diable a dû répéter la formule « si tu es », etc., deux fois de suite, plutôt que de la reprendre après l’avoir quittée. Et sûrement aussi, étonné de ce recours à l’Écriture, il a voulu montrer son esprit en faisant lui aussi une citation. Cette promptitude à répliquer, qui d’ailleurs ne lui réussit pas, est un trait de Satan dans l’histoire des saints[31]. » En revanche, quelques lignes plus loin, le P. Lagrange quitte les habitudes rhétoriques de Satan et se montre plus sensible à la dimension du récit en attente de lecteur ; à propos de la dernière tentation (Satan montrant à Jésus tous les royaumes du monde et leur gloire), il note : « Satan espère tout emporter en offrant le monde. Sa défaite, déjà notable, n’en sera que plus complète. Le lecteur se dit qu’il ne sait plus du tout à qui il a affaire, qu’il va au-devant de la déroute[32]. » Le meilleur, du point de vue de l’exégèse contemporaine, vient à la fin du commentaire de cette scène : « La tentation est très étroitement liée au baptême dans les trois synoptiques, mais si l’on envisage sa raison d’être, elle apparaît comme une sorte de préambule à la mission de Jésus. Le baptême a montré que le moment est venu, mais Jésus ne devait se mettre à l’œuvre qu’après avoir vaincu en combat singulier celui dont il venait détruire l’empire. En même temps cette victoire nous éclaire sur l’esprit qui devait l’animer. L’Esprit le conduit et en même temps se révèle en lui. Ce n’est donc pas un appendice du baptême ; c’est un prologue dans la sphère du monde invisible de ce qui va se dérouler sur la terre[33]. » Une fois de plus le P. Lagrange semble d’abord donner des gages à ses censeurs soupçonneux, puis sa vraie pensée se précise et se dégage en finale.
Gardons la même scène mais dans L’Évangile de Jésus-Christ, paru cinq ans plus tard. Premier aspect : la scène s’est passée entre le Christ et Satan, sans témoins. « Cependant, les trois premiers évangélistes, saint Matthieu et saint Luc surtout, ont pensé qu’elle projetait une certaine lumière sur tout le ministère, et c’est sans doute pour cela que Jésus l’a révélée à ses disciples[34]. » Mais un peu plus loin, lorsqu’il réfléchit au sens de la scène, Lagrange écrit : « Il est à croire que ce prologue dialogué, joué dans une sphère mystérieuse, au désert, mais avec Satan comme protagoniste, et d’où découlera l’issue du drame terrestre entre les hommes, cette décision anticipée de ce qui sera l’œuvre du salut par la défaite de notre adversaire, est un événement symbolique qui renferme un secret important pour nous. C’est ainsi, pour employer une comparaison forcément inexacte, que certains prologues d’Euripide introduisent un personnage divin qui explique d’avance les péripéties de la tragédie et en fixe la moralité[35]. » Nous voilà passés de l’historique au littéraire, ou plutôt à l’historique par la médiation du récit, et donc à une appréhension plus juste, plus fine du sens réel du texte et du réel qu’il interprète. Des habitudes de Satan le P. Lagrange nous conduit vers le récit éventuel fait par Jésus et surtout finalement vers le récit qu’en donne le texte de Matthieu, avec un parallèle éclairant tiré de la littérature grecque.
L’histoire comme récit : l’apport des études contemporaines
Une culture devenue technicienne avait perdu le contact avec le symbole et donc avec l’écriture biblique essentiellement symbolique. Aujourd’hui on peut être beaucoup plus clair : l’enracinement historique de nombreux récits, aussi bien l’exode que la conquête du pays, voire l’installation de la royauté, se révèlent difficiles, parfois même impossibles à préciser, en stricte méthode historique par manque de sources ou par discrétion. L’historien, pour se prononcer, requiert des documents, des points de repère extra-bibliques : c’est précisément ce qu’il ne peut toujours obtenir. « Une meilleure connaissance à la fois du texte et des trouvailles archéologiques nous a aidés à distinguer entre la puissance poétique de la saga biblique et les événements et les différentes phases, beaucoup plus prosaïques, de l’histoire du Proche-Orient ancien[36] », écrivent I. Finkelstein et N. A. Silberman dans un ouvrage récent qui a connu un large écho. La tâche de l’interprétation des textes n’en est pas rendue inutile pour autant. Tout au contraire, elle commence ! D’autant plus que ce n’est pas seulement le style épique qui marque le récit, mais bien le propos théologique, servi par une typologie associant par exemple dans la sortie d’Égypte l’épopée et un renvoi au récit de la création, la Parole de Dieu séparant terre et eau. La typologie dont la portée littéraire a été soulignée par N. Frye dans le Grand Code se révèle être non seulement mode de lecture mais aussi d’écriture, avec dans les textes bibliques « cette part d’énigme et d’excès » qui est caractéristique, « qui demeure ignorée de l’enquête historique et de l’archéologie qui n’atteignent que l’écorce extérieure du texte. Part qui pourtant concentre le plus fort du message biblique[37] ».
Citons encore Vincent Michel : « Car l’absence de preuve n’est pas la preuve de l’absence ! L’historien peut dire, comme nous l’avons vu pour Salomon, que la figure d’Abraham ou le règne de David, si ces personnages ont existé, ne peuvent avoir été tels que le lecteur en prend connaissance dans la Bible ; il y a donc en ce sens écart et disproportion entre le texte biblique et le résultat de l’archéologie. Mais le problème qui est en fait posé par la recherche biblique n’est autre que celui de la transmission des événements et de l’écriture de l’histoire[38] », et j’ajouterai : d’une histoire à portée religieuse.
Les textes bibliques, en effet, ne sont pas que des documents historiques, ils sont des récits interprétés et à réinterpréter. Ils nous renseignent souvent moins sur le contour exact des événements dont ils parlent (création, exode, conquête du pays ou royauté) que sur l’époque pour laquelle et dans laquelle ils parlent, cherchant à transmettre un sens[39]. Les évangiles ont été écrits pour susciter la foi au Ressuscité, et cette dimension testimoniale[40] est fondamentale également pour les livres de l’Ancien Testament. La portée de l’exode, raconté, médité, chanté par Israël, sans cesse repris aux différentes époques de son histoire, est tout autre chose que la difficile question du contour des événements historiques précis, en l’absence de sources indépendantes, par exemple dans les inscriptions ou sur les monuments d’Égypte[41]…
Des concepts tels que : tradition, histoire de l’exégèse, redeviennent actuels sous la plume des exégètes intéressés aujourd’hui au phénomène de tradition comme tel, à l’approche canonique, à l’histoire des lectures et des relectures d’un texte. En cela on est beaucoup plus proche de l’exégèse ancienne, au moins dans son propos. La Bible commentée par la Bible. Le P. Lagrange le savait bien, qui commença sa leçon d’ouverture de l’École biblique par une longue évocation des Pères[42]. S’il ouvrait les portes de l’exégèse catholique à la recherche historique, archéologie et critique, il le faisait avec des précisions capitales qu’il vaut la peine de prendre en compte. Sa formation y était pour beaucoup. Il était docteur en droit, formé en théologie à Salamanque, en sciences bibliques à Paris puis en orientalisme à Vienne. De plus, le savant passionné d’histoire, persévérant dans l’étude et la critique jusqu’au bout de ses forces, ne cessait pas pour autant de « recevoir » l’Évangile, notamment en l’écoutant proclamé dans la liturgie : « J’aime entendre l’Évangile chanté par le diacre à l’ambon, au milieu des nuages de l’encens : les paroles pénètrent alors mon âme plus profondément que lorsque je les retrouve dans une discussion de revue[43]. » La proximité voulue par lui entre la basilique Saint-Étienne et l’École biblique est celle de l’oratoire et du laboratoire, aimait-il à dire. Il a dû à la prière sa persévérance, simple et fidèle dans l’épreuve, alors qu’il était soupçonné, injustement attaqué de partout. Il a dû aussi à son amour de la liturgie une perception plus profonde de ce pourquoi les textes bibliques avaient été confiés à l’Église pour qu’ils soient proclamés, reçus mais aussi étudiés. Le P. Lagrange allait se jeter dans le combat pour accréditer à nouveau dans l’Église catholique l’étude biblique scientifique, mais il le faisait avec une expérience à la fois d’humaniste et de croyant. C’est ce qui allait permettre au savant de ne pas s’égarer, et de proposer à l’Église quelques principes directeurs qui préparaient la voie aux grands textes de l’Église sur l’interprétation de l’Écriture : Divino Afflante Spiritu de Pie XII en 1943 et Dei Verbum du Concile Vatican II en 1965. Jean Guitton écrira de lui : « de ces contacts assidus avec les hommes, anciens et modernes, et les uns éclairant toujours les autres, il a gagné une intelligence intérieure de l’histoire, qui, à son tour pourrait se diviser en deux sens complémentaires : sens du développement des événements historiques, sens des modes, des genres et des langages dans lesquels ce développement a été raconté par les divers auteurs sacrés ou profanes[44]. »
L’histoire comme reconstitution
Le développement des recherches archéologiques et historiques sur l’Orient et les cultures anciennes allait fournir aux exégètes une masse impressionnante d’informations. Et pourtant le recoupement avec les textes bibliques, un peu trop vite consenti dans une perspective apologétique, se dérobe de plus en plus. Est-ce à dire que les récits fondamentaux du Pentateuque ou des livres historiques n’ont rien d’historique ? L’historien doit souvent consentir à ne pas pouvoir en définir les contours, pour des raisons de méthodologie. La réserve est ici bonne conseillère[45]. Mais avant d’accepter d’en revenir au texte lui-même et au récit, les exégètes allaient développer une somme impressionnante de travaux sur les origines d’Israël et de l’Église. Avec comme conséquence, et c’était prévisible, une distance toujours plus grande entre ce que l’historien découvrait par sa méthode et l’étude des sources anciennes, et la présentation qu’en donnaient les récits bibliques. On allait chercher à décaper les faits évangéliques de leur sens surnaturel, à la recherche de faits, soudain isolés et repérables par l’historien (que l’on pense à l’entreprise de Strauss, de Renan ou de Loisy), ou même tout simplement chercher à reconstituer l’histoire biblique, « la véritable histoire » (Finkelstein) qui se cache derrière la Bible ! Résumant la portée des travaux de Loisy, É. Poulat écrit : « L’histoire comme tradition est aujourd’hui battue en brèche par l’histoire comme reconstitution[46]. »
La méthode génétique s’est interrogée sur la formation des textes, sur l’impact des communautés qui l’ont portée, sur les sources littéraires expliquant son origine : autant d’études intéressantes et légitimes. Elles expliquent parfois la naissance du texte, elles n’en expliquent pas le sens profond, et surtout elles ne rendent pas compte de sa puissance, maintenue à travers les siècles. « La méthode fait en effet apparaître des états du texte, des stades rédactionnels, qui n’a pour seul vis-à-vis que la communauté scientifique et non l’une ou l’autre des communautés ecclésiales qui appartiennent à la zone d’influence, à l’efficacité historique, ce que les Allemands appellent Wirkungsgeschichte, du dernier texte, c’est-à-dire finalement du texte canonique[47]. » L’Église tient à la substance même des événements du salut ; le fait que cette expérience s’est enracinée dans l’expérience d’un peuple puis de l’Église, différencie la foi judéo-chrétienne de ce qui ne serait qu’une gnose, fût-elle sublime. Cela ne veut pas dire pour autant que le croyant accède dorénavant à ces événements par la reconstitution critique des historiens plutôt que par la présentation que les livres saints lui en ont donnée[48]. Ce qui est vrai, c’est que les publications visant un large public et vulgarisant les hypothèses les plus avancées de la critique historique actuelle, trouvent d’autant plus d’écho auprès des masses qu’elles n’ont plus une perception exacte ni l’expérience de ce que la tradition biblique véhicule et veut transmettre. Finkelstein reconnaît que les découvertes archéologiques et le monde décrit par la Bible se recoupent suffisamment pour qu’on ne puisse parler de pure fable littéraire sans fondement historique. « Mais, par ailleurs, les contradictions évidentes entre les découvertes archéologiques et la version biblique des événements demeuraient, elles aussi, bien trop abondantes pour affirmer que la Bible nous offre une description fiable de la manière dont ces mêmes événements se sont véritablement déroulés[49]. » La Bible offre donc autre chose, comme le reconnaît parfois Finkelstein[50] !
L’histoire comme tradition
Après avoir beaucoup scruté le monde « derrière le texte », il devenait urgent de découvrir à quel point le « monde du texte » méritait l’attention de l’exégète. Et ce, pour permettre aux textes bibliques non simplement de nous informer mais de nous former. Dans cette réorientation de l’exégèse, je désire souligner deux facteurs essentiels bien en lumière par Paul Ricœur : le phénomène de la distanciation dans l’écriture de l’histoire, et la configuration du récit. J’en viendrai ensuite au phénomène de la tradition.
Distanciation et configuration du récit
Toute écriture de l’histoire suppose une distanciation. Cette distanciation n’est pas que perte, elle est aussi un gain, et offre au lecteur la possibilité même de communier à la chose même dont parle le texte. Le lecteur d’aujourd’hui n’est pas condamné à l’approche sèche des données matérielles de l’histoire, à partir des procédures méthodologiques en usage, ni non plus seulement à communier aux valeurs véhiculées par le texte, mais en abandonnant toute objectivité. « Il révèle un caractère fondamental de l’historicité même de l’expérience humaine, à savoir qu’elle est une communication dans et par la distance[51]. » Ce travail d’écriture opère une distanciation fondamentale et inévitable d’avec l’auteur du récit, d’avec ses intentions, comme aussi d’avec son premier auditoire. Le texte maintenant commence sa propre histoire. Il reste certes les structures données au récit par l’auteur. Là et là seulement pourra se chercher et se trouver le discours de l’œuvre. Là où le P. Lagrange et ses successeurs, y compris les textes du Magistère, parlaient de la recherche des intentions de l’auteur sacré, nous devons parler aujourd’hui de l’intention révélée par le texte, ou plutôt de ce que dit le texte, de ce qu’il peut dire, de tout ce qu’il est prêt à dire, pour autant que le questionnement du lecteur soit accordé à sa spécificité.
Ce caractère configuré du récit est à la base même de son intelligibilité. Il est la concrétisation de l’engagement et du travail de l’historien, de l’écrivain. « Une notion naïve du récit, comme suite décousue d’événements, se retrouve toujours à l’arrière-plan de la critique du caractère narratif de l’histoire. On n’en voit que le caractère épisodique et on en oublie le caractère configuré, qui est la base de son intelligibilité. En même temps, on méconnaît la distance que le récit instaure entre lui-même et l’expérience vive. Entre vivre et raconter, un écart, si infime soit-il, se creuse. La vie est vécue, l’histoire est racontée[52]. » Il reste une différence entre le récit de fiction (sans événement historique raconté) et le récit dit historique, à prétention de vérité. Pourtant le premier n’est pas sans référence (le livre de Jonas par exemple parle d’une expérience enracinée dans l’expérience d’Israël) et le récit historique n’est pas sans ressembler à un récit de fiction par certains égards. « De même que la fiction narrative n’est pas sans référence, la référence propre à l’histoire n’est pas sans parenté avec la référence « productrice » du récit de fiction[53]. »
Le narratif biblique est souvent un narratif confessant. Le kérygme des évangiles pointe vers le récit (cf. 1 Cor. 15). Et plus on approche du mystère, plus la fonction poétique et symbolique l’emportera sur la fonction référentielle. Il est à noter que c’est dans les évangiles de l’enfance et les récits de la mort, de la résurrection de Jésus et de ses apparitions, que les évangiles diffèrent le plus dans le détail. Ils se réfèrent pourtant aux mêmes événements. Un évangéliste comme Marc raconte beaucoup et ne comporte que deux grands discours (au chap. 4 le discours en parabole et au chap. 13 le discours eschatologique). Son écriture est hautement théologique et pas simplement descriptive, comme on l’avait pensé. Il n’y a pas que le quatrième Évangile à mériter le nom de « spirituel ». Le cas de l’évangile selon saint Jean est révélateur cependant : alors qu’au début de la critique on pensait les évangiles synoptiques historiquement fiables pour le déroulement de la passion par exemple, le quatrième Évangile étant purement spirituel ; aujourd’hui les fronts ont été renversés : Jean est à la fois reconnu comme profondément historique (et parfois plus que les synoptiques) et profondément symbolique. Il est même « entièrement symbolique, en ce sens non que l’histoire y a été volatilisée (ce qui est le propre de la gnose) mais qu’elle y est totalement assumée dans une interprétation contemplative où le souci de la représentation s’efface au profit de la signification[54] ».
Dans l’Antiquité, Origène ne disait pas autre chose : ce qui prime pour l’Évangile, c’est la signification spirituelle des événements. Lorsqu’il est possible de raconter l’événement de manière à honorer son sens profond, l’auteur l’a fait. Mais Origène va jusqu’à affirmer que, parfois, c’est le sens spirituel qui a pris le dessus, allant jusqu’à créer le fait ! « Les quatre évangélistes ont utilisé comme il leur a plu les actions et les paroles que la prodigieuse puissance de Jésus a produites ; il leur est même arrivé de joindre à l’Écriture, sous forme de chose sensible, la notion spirituelle que leur esprit concevait. Je ne trouve pas condamnable que, pour atteindre leur but mystique, ils aient transformé tel ou tel épisode, et qu’ils aient placé en tel endroit tel événement accompli ailleurs, ou même qu’ils aient renversé l’ordre des temps et modifié les termes du discours. Les évangélistes, en effet, se proposaient d’exprimer à la fois, autant que possible, la vérité spirituelle et la vérité corporelle mais, lorsque les deux ne se pouvaient pas réunir, ils ont préféré l’élément spirituel à l’élément corporel ; ils ont sauvegardé le spirituel, grâce, pourrait-on dire, à une fausseté corporelle[55]. »
Ce fait « impose des limites à la science et il confère des droits à l’Église », écrivait É. Poulat dans son étude sur la crise moderniste[56]. Le Nouveau Testament n’est-il pas tout entier une relecture de l’Ancien Testament à partir du mystère pascal de Jésus comme le Seigneur le rappelle lui-même aux disciples d’Emmaüs (lc 24). On comprend que le P. Vincent ait recensé avec enthousiasme le livre du P. de Lubac sur Origène, en 1950, en soulignant combien « chez Origène, histoire et esprit, loin de s’opposer dans un antagonisme stérilisant, s’ordonnent essentiellement au contraire l’un à l’autre dans une exégèse intégrale où la recherche du sens littéral fonde la valeur argumentative du texte sacré, tandis que celle du sens spirituel développe les innombrables virtualités de la Parole de Dieu ». Et il ajoutait : « telle était déjà la conviction du P. Lagrange quand, pour établir la nécessité, plus que jamais impérieuse au début de ce siècle, de donner une base ferme à l’interprétation de la Bible surtout à propos de l’A.T., il esquissait en raccourci l’évolution de l’exégèse chrétienne […] Si les exigences du moment lui dictaient la tâche historique de la Bible, ceux qui vécurent auprès de lui savent combien il était soucieux d’en faire apprécier la portée spirituelle, combien surtout il enviait en son for intérieur le privilège de ceux à qui n’incombe aucune autre obligation que d’en sonder les divines profondeurs[57]. »
Tradition et actualisation
Le fait de l’écriture, et plus encore l’écriture théologique, opère une transfiguration de la réalité, suspendant même l’aspect purement référentiel des textes, permet le travail de lecture et de relecture actualisante : « Le texte, nous le verrons, n’est pas sans référence ; ce sera précisément la tâche de la lecture, en tant qu’interprétation, d’effectuer la référence. Du moins, dans ce suspens où la référence est différée, le texte est en quelque sorte « en l’air », hors monde ou sans monde ; à la faveur de cette oblitération du rapport au monde, chaque texte est libre d’entrer en rapport avec tous les autres textes qui viennent prendre la place de la réalité circonstancielle montrée par la parole vivante[58]. » Le texte cherche à nous mettre dans son sens, il appelle une dynamique de lecture de la part du lecteur. Il ouvre un chemin, des chemins d’interprétation. L’exode devient nouvel exode, il éclaire la destinée de Jésus revenu d’Égypte (Mt 2) comme aussi son accomplissement dans la montée de Jésus vers la croix et vers sa Pâque (Lc 9, 31). Ce sont toutes ces lectures, répondant à l’invitation pressante des textes écrits pour susciter ce mouvement, qui créent un courant de tradition. « Moins qu’aucun autre, l’écriture biblique ne peut s’abstraire du mouvement d’une tradition qui, pour transmettre, parle, rédige oralement, interprète en redisant, avant que finalement et tardivement, n’intervienne l’inscription écrite[59]. »
Conclusion
Nous voilà devant la complexité de l’écriture biblique, portée par l’expérience de communautés et d’un peuple avant d’être écriture, lecture et relecture, prière aussi et liturgie, sans pour autant cesser de se prêter à l’étude savante. Tenir compte de tout cela, c’est s’approcher du type de lecture que pratiquaient nos Pères dans la foi. Même si nous le faisons autrement qu’eux, à partir d’une autre culture. D’avoir redécouvert tout cela nous montre la richesse de l’acte exégétique aujourd’hui. Il a fallu aux exégètes, dans la modernité, réaffirmer le primat du sens littéral sur l’allégorie, redécouvrir l’arrière-fond historique des textes, puis leur dimension communautaire, enfin la part des auteurs et théologiens dans la rédaction. Il restait à découvrir le rôle fondamental du lecteur et à se départir (mais l’a-t-on vraiment fait ?) d’une vieille attitude positiviste dans la conception de l’histoire. S’ouvrir enfin à la possibilité d’une révélation, d’une lumière donnant le sens des événements ou révélant des événements que le regard profane n’a pas discerné, pas relevé, pas gardé, ni par écrit ni par oral, tout simplement parce qu’il ne pouvait en saisir alors l’importance ni la portée.
En revenant vers le texte comme tel, l’exégèse actuelle est mieux à même de respecter la capacité des textes inspirés à faire naître un peuple de croyants. Une différence idéologique sépare les deux types d’exégèse écrivait magnifiquement le P. Beauchamp : « l’une qui s’estime récompensée quand elle a pu conjecturer le premier état d’un texte, et l’autre qui se laisse prendre par les raisons et convaincre par les forces qui sortirent d’un texte[60] » ; « Le livre raconte des événements. Le livre est un événement mais, à la différence de ce qu’il raconte, il dure[61]. » L’étude historique est bien sûr légitime, mais elle était incapable, laissée à elle-même et aux règles de sa méthodologie – surtout quand elle était entachée de positivisme – de rendre compte de la plénitude de la Parole de Dieu. Toute méthode ne fait pas qu’engranger des résultats, elle dicte aussi les questions !
Le Verbe s’est fait chair : la discrétion de Dieu et sa force tout à la fois s’est manifestée dans la personne humaine de Jésus. C’est de cette manière aussi que la Parole de Dieu s’est frayé un chemin à travers l’écriture des événements sous la plume d’hommes inspirés pour en rendre compte, en termes humains, et à leur mesure. L’Esprit Saint veillait cependant, prêt à dégager des événements entrevus des richesses de sens que probablement les auteurs eux-mêmes ignoraient. L’histoire de la lecture se faisait alors enrichissement. Au lieu de rétrécir et parfois de rendre l’âme sous le scalpel des critiques, les textes bibliques pouvaient être proclamés, étudiés, médités, devenir source de vie. Comme l’écrivait saint Grégoire : « le texte grandit avec le lecteur ». Le P. Lagrange était de son temps, il ne pouvait s’exprimer comme nous nous exprimons aujourd’hui. Il a pourtant été largement un précurseur de cette relation entre l’historique et le littéraire, et si une part de ses analyses ont vieilli, leur orientation profonde reste d’une étonnante actualité et d’une profonde justesse théologique. Sa pratique reflétait déjà ce que les réflexions théoriques d’un Paul Ricœur nous ont fait mieux découvrir et comprendre dans l’écriture et l’interprétation de l’histoire.