Le Père Lagrange au couvent de Marseille par fr. Manuel Rivero, O.P.

Couvent St-Lazare des Dominicains

Avant son entrée dans l’Ordre des prêcheurs, le jeune Albert Lagrange avait visité le couvent des Dominicains de Marseille en 1879 accompagné de son ami aixois, Paul Beluze. C’est là qu’il rencontra le prieur provincial devenu depuis lors le bienheureux Hyacinthe-Marie Cormier. Originaire de la région lyonnaise, Albert Lagrange aurait dû normalement entrer dans la province dominicaine de Lyon. Il demanda au frère Cormier son avis sur les trois provinces dominicaines françaises. Sa réponse « Les trois sont bonnes » enchanta le chercheur de Dieu, Albert, qui décida d’entrer dans celle de Toulouse façonnée par l’esprit du père Lacordaire.

Dans l’église de la rue Edmond Rostand, Albert vécut un moment de grâce en contemplant le groupe de la Vierge Marie tenant l’Enfant-Jésus sur ses genoux, tandis que saint Dominique reçoit le rosaire des mains de la Mère de Dieu et sainte Catherine de Sienne l’anneau des fiançailles mystiques, des mains du Fils de Marie. Paul Beluze eut du mal à arracher son ami Albert à ces moments heureux de contemplation.

Plus tard, le fondateur de l’École biblique de Jérusalem passera souvent par Marseille pour reprendre le bateau vers la Palestine. Un jour qu’il attendait avec un autre frère à la porte du couvent et que l’attente devenait longue, le père Lagrange dit à son compagnon qui s’en indignait : « Ne vous en faites pas. J’ai la dévotion d’attendre aux portes. »

Aujourd’hui le serviteur de Dieu Marie-Joseph Lagrange attend la reconnaissance officielle de sa sainteté. Appelé « le nouveau saint Jérôme», il figure dans l’histoire de l’Église comme l’un des grands exégètes catholiques de tous les temps. Ceux qui se confient à lui éprouvent la lumière et la douceur de la grâce de Jésus de Nazareth.

Fr. Manuel RIVERO, O.P.
Vice-postulateur
Couvent des Dominicains
35 rue Edmond Rostand
13006 MARSEILLE

Prier le Rosaire avec le Père Lagrange par Sœur Marie-Ancilla, o.p.

MYSTÈRES JOYEUX

L’Annonciation

« Voici la servante du Seigneur; qu’il m’arrive selon votre parole » (Luc 1, 38).

‘.. Dès lors, le mystère de l’incarnation s’accomplit dans le sein de Marie. Le salut du genre humain commençait. Cette bonne nouvelle fut aussitôt connue au ciel. Elle allait se répandre peu à peu sur la terre.’ [1]

Prions pour tous ceux qui doutent de l’incarnation du Fils de Dieu.

La Visitation

« Il arriva, lorsque Élisabeth entendit la salutation de Marie, que l’enfant tressaillit dans son sein, et Élisabeth fut remplie de l’Esprit Saint » (Luc 1, 41).

…L’enfant tressaillit dans le sein d’Élisabeth. C’était comme un pressentiment obscur de l’approche de Celui dont il devait annoncer la venue parmi les hommes. Sa mère, elle aussi, fut remplie de l’Esprit de Dieu et pleinement éclairée sur la dignité de la Mère du Messie.’ [2]

Prions pour les enfants qui s’éveillent à la foi.

La Naissance de Jésus

« L’ange dit aux bergers: « Ne craignez point; car voici que je vous annonce une grande joie, destinée à tout le peuple, car il vous est né aujourd’hui un Sauveur »» (Luc 2, 10-11)

‘… L’ange dit: Ne craignez point: Car il venait annoncer la bonne nouvelle. L’évangile est donc bien tout d’abord un message du ciel à la terre. Et comme si le ciel s’associait à cette joie, une troupe nombreuse de l’armée céleste apparut encore, louant ce Dieu d’Israël qui allait être reconnu pour l’unique Dieu du monde.’ [3]

Prions pour les hommes de toutes les religions: qu’ils puissent partager un jour la joie des bergers de Bethléem.

La Présentation de Jésus

« Lorsque fut accompli le temps de leur purification, ils portèrent Jésus à Jérusalem pour l’offrir au Seigneur » (Luc 2, 22).

‘… La consécration au Dieu saint se fait par un sacrifice. Les premiers-nés de l’homme ne sont pas immolés, et Jésus lui-même est racheté pour cinq sicles au jour de sa présentation, mais l’immolation l’attend pour l’avenir.’ [4]

Prions pour tous ceux qui sont unis dans leur chair à l’immolation du Christ.

Le recouvrement de Jésus au Temple

« L’enfant Jésus dit: « Pourquoi me cherchiez-vous? Ne saviez-vous pas que je dois être auprès de mon Père »» (Luc 2, 49).

‘… Dans les premiers et heureux temps, Marie n’avait pas compris tout ce que comportait la nature et la mission de son fils. Pourquoi avait-il dû se séparer d’eux pour être chez son Père? Première douleur imposée à la Mère, qui en présageait bien d’autres.’ [5]

Prions pour les chrétiens qui subissent des persécutions pour le Royaume.

MYSTÈRES LUMINEUX

Le baptême de Jésus

« Au moment où il remontait de l’eau, Jésus vit les cieux fendus et l’Esprit descendant sur lui comme une colombe; et il y eut une voix du ciel: « Tu es mon fils bien-aimé, en toi j’ai mis mes complaisances. » » (Marc 1, 10).

‘… Le moment était venu pour Jésus d’entreprendre une mission difficile jusqu’à l’héroïsme du dernier sacrifice. L’Esprit descend du ciel comme pour lui donner le signal. Parce qu’il a accepté cette humble attitude du baptisé, la voix de son Père lui témoigne sa satisfaction et affirme qu’il est toujours avec lui, d’autant qu’il est le Fils bien-aimé.’ [6]

Prions pour tous les baptisés: qu’ils témoignent de leur foi au milieu d’un monde incrédule.

Les noces de Cana

— «Ils n’ont plus de vin.» — «Femme, qu’importe à vous et à moi? mon heure n’est pas encore venue.» (Jean 2, 3-4).

‘… Jésus fait remarquer à sa mère qu’ils ne doivent, ni lui ni elle, intervenir dans cette affaire, car il y faudrait une manifestation exceptionnelle, alors que son heure n’est pas encore venue… Mais par égard pour sa mère, ce fils, maître de son heure, daigne en avancer le moment.’ [7]

Confions-nous à l’intercession de Marie, si puissante auprès de son Fils.

L’annonce du Royaume

« Jésus, par la vertu de l’Esprit, retourna en Galilée. Et il enseignait dans les synagogues, célébré par tous. » (Luc 4, 14-15).

‘… La voix du Baptiste qui prêchait le règne de Dieu a été réduite au silence: c’est à Jésus d’inaugurer ce règne en annonçant à son tour qu’il est arrivé. Il agit dans la puissance de l’Esprit, il agit dans les synagogues, sa renommée se répand dans tous les environs.’ [8]

Prions pour tous les prédicateurs de la Parole: qu’ils aient le courage de l’annoncer la Bonne Nouvelle sans compromission, à temps et à contretemps.

La Transfiguration

« De la nuée se fit entendre une voix qui disait: « Celui-ci est mon Fils bien-aimé: écoutez-le »» (Luc 9, 35).

‘… Les disciples comprirent que la voix était celle du Père, sortant de cette même nuée, qui autrefois, dans le désert du Sinaï, demeurait au-dessus du Tabernacle pendant que la gloire de Dieu y pénétrait. C’était alors une indication sensible de la présence bienveillante de Dieu parmi son peuple; elle apparaissait une dernière fois, car désormais Dieu se manifestait par son Fils.’ [9]

Pour que beaucoup découvrent le Père à travers la Parole que Jésus nous a laissée.

L’Eucharistie

«Prenez, ceci est mon corps… Ceci est mon sang, de l’alliance, répandu pour un grand nombre.» (Marc 14, 22.24).

‘… Dieu s’étant rapproché de nous par son Fils incarné, c’est bien en lui et par lui que nous devons nous unir au Père, et pourquoi pas par sa chair et par son sang répandu pour nous, pour trouver en lui la force, après avoir obtenu le pardon?’ [10]

Prions pour ceux qui s’approchent de l’eucharistie: qu’ils le fassent avec respect et confiance.

MYSTÈRES DOULOUREUX

L’agonie

«Mon âme est triste jusqu’à la mort. Restez ici et veillez» (Matthieu 26, 38).

‘… L’abattement, la sueur de sang, l’effroi devant les tortures de l’âme et du corps, cette prière pour détourner le calice qu’il avait tant désiré de boire, cette pauvre humanité si semblable à la nôtre, n’ont pas scandalisé les adorateurs de Jésus. Ils n’y voient qu’un appel véhément à leur amour. Le Fils de Dieu ne s’est nulle part abaissé davantage, et ce fut pour nous.’ [11]

Pour ceux qui souffrent dans leur chair et dans leur âme: qu’ils sachent unir leurs souffrances à celles du Seigneur.

La flagellation

« Pilate dit: « Je le châtierai donc, puis je le relâcherai »» (Luc 23, 16).

‘… La flagellation était l’office des soldats. C’était un supplice cruel et infamant. Notre adorable Sauveur expiait sans se plaindre nos fautes, spécialement, comme ont pensé bien des saints, les fautes de la chair. Quand on estima que le patient ne pouvait supporter davantage, les soldats se livrèrent à une mascarade.’ [12]

Pour tous ceux qui continuent à flageller le Seigneur par leur vie dissolue.

Le couronnement d’épines

« Les soldats le ceignirent d’une couronne d’épines qu’ils avaient tressée. » (Marc 15, 17).

‘… On tressa en forme de couronne un fagot d’épines destinées à faire flamber le feu. Dans sa main, un roseau en guise de sceptre. Fléchissant le genou devant lui avec de gros rires, les soldats le saluaient roi des Juifs et lui frappaient la tête avec son roseau. Des soufflets et des crachats fixèrent le caractère de leurs hommages.’ [13]

Prions pour tous ceux qui sont méprisés, pour qui personne n’a d’égards.

Le portement de la croix

« Portant lui-même la croix, Jésus sortit vers le lieu dit du Crâne — ce qui se dit en hébreu Golgotha » (Jean 19, 17).

‘… Le condamné devait porter lui-même l’instrument de son supplice. Cependant les soldats s’aperçurent bientôt de l’état de faiblesse extrême de Jésus, incapable de supporter le poids d’un fardeau si lourd. Ils réquisitionnèrent pour la porter à sa place un certain Simon de Cyrène.’ [14]

Prions pour tous les condamnés à mort, pour ceux qui donnent leur vie pour leur prochain.

Le crucifiement et la mort de Jésus

« Lorsqu’ils vinrent au lieu appelé Calvaire, ils le crucifièrent ainsi que les malfaiteurs » (Luc 23, 33).

‘… Le calice de la Rédemption fut amer pour Jésus. Ses souffrances sur la croix étaient atroces. Son cœur était meurtri par l’abandon de ses disciples, le mépris des chefs des Juifs, la lourde indifférence du grand nombre. Sa Mère était là, pâtissant avec lui, augmentant ainsi sa torture et pourtant le consolant dans l’abandonnement des autres.’ [15]

Confions les malades, les agonisants, les personnes en fin de vie, à la protection maternelle de la Vierge Marie.

MYSTÈRES GLORIEUX

La Résurrection

« Jésus dit à Marie: « Va vers mes frères et dis-leur: je monte vers mon Père et votre Père, et mon Dieu et votre Dieu »»(Jean 20, 17).

‘… De ce moment, Marie Magdeleine était consacrée l’apôtre des apôtres. Elle obéit, comme font ceux qui s’arrachent à la conversation avec leur Maître pour aller porter la bonne nouvelle: «J’ai vu le Seigneur.» Mais on ne la crut pas.’ [16]

Prions pour tous les chrétiens. Que leur foi en la résurrection de leur Seigneur ne se laisse pas ébranler par la croyance en la réincarnation.

L’Ascension

« Tandis que Jésus bénissait ses apôtres, il s’éloigna d’eux et il était enlevé dans le ciel. Et eux s’étant prosternés devant lui, retournèrent à Jérusalem avec une grande joie. » (Luc 24, 51-52).

‘… Le Christ leva les mains et bénit les siens. Puis il s’éloigna, et ils le virent enlevé au ciel. Prosternés à terre, ils comprirent que cette apparition était la dernière. Et au lieu d’être envahis par la tristesse, ils éprouvaient cette grande joie qu’il leur avait promise à la Cène. ‘[17]

Que la joie de la présence du Ressuscité au milieu de nous transparaisse dans la vie des chrétiens.

La Pentecôte

« Il arrivera dans les derniers jours, dit Dieu, que je répandrai de mon Esprit sur toute chair, et vos fils et vos filles prophétiseront, et vos jeunes gens auront des visions, et vos vieillards auront des songes » (Actes 2, 17).

‘… Après que Jésus eut été glorifié, c’est-à-dire après sa résurrection et son ascension, il y a l’Esprit; les croyants en sont animés, il est répandu partout et avec abondance; c’est un état normal de grâces, que l’Église reconnaît dans l’action des sacrements. À la Pentecôte les apôtres ont eu conscience que l’Esprit venait d’être donné comme les prophéties l’avaient annoncé.’ [18]

Donne-nous, Seigneur, de nous abreuver de ton Esprit à la source de ton eucharistie.

L’Assomption

« Toutes les générations m’appelleront bienheureuse » (Luc 1, 48).

‘… C’est surtout au sujet de leurs enfants qu’on félicitait les femmes. Mais dans la bouche de Marie c’est une prophétie, pleinement réalisée, qui engage toutes les générations, dans l’ordre du temps, sinon toutes ensemble. Élisabeth l’avait dite heureuse à cause de sa foi personnelle; Marie attribue les louanges des générations à l’œuvre de Dieu en elle.’ [19]

Prions pour que nous gardions notre regard tendu vers Marie en qui nous entrevoyons déjà la gloire à laquelle Dieu nous appelle.

Le Couronnement de Marie

« Il a fait descendre les potentats de leurs trônes, et élevé les humbles » (Luc 1, 52).

Comme jadis Saül détrôné fut remplacé par David, aujourd’hui la royauté est donnée à Jésus et à sa mère. Marie exalte la politique sacrée qui sera celle du Christ-Roi et qui déroute tous les projets orgueilleux. [20]

Prions le Seigneur de nous garder dans l’humilité.

Notes    (↵ returns to text)

  1. M.-J. LAGRANGE, o.p., L’Évangile de Jésus-Christ, Éd. Gabalda, 1930, p. 20.
  2. Ibid., p. 21.
  3. Ibid., p. 34-35.
  4. Ibid., p. 37.
  5. M.-J. LAGRANGE, o.p., Évangile selon saint Luc, Éd. Gabalda, 1927, p. 98.
  6. Op. cit. à la note 2, p. 70-71.
  7. M.-J. LAGRANGE, o.p., L’Évangile de Jésus-Christ, Éd. Gabalda, 1930, p. 85.
  8. Ibid., p. 111.
  9. Ibid., p. 259.
  10. Ibid., p. 510.
  11. Ibid., p. 532-533.
  12. Ibid., p. 558.
  13. Ibid., p. 558.
  14. Ibid., p. 563.
  15. Ibid., p. 567.
  16. Ibid., p. 567.
  17. Ibid., p. 604.
  18. M.-J. LAGRANGE, o.p., Évangile selon saint Jean, Éd. Gabalda, 1927, p. 217.
  19. M.-J. LAGRANGE, o.p., op. cit. à la note 9, p. 47.
  20. C. LAVERGNE, o.p., Évangile selon saint Luc, Éd. Gabalda, 1932, p. 24.

Le Père Lagrange par fr. Marie-Réginald Loew, O.P., disciple du Père Lagrange

In : La Revue du Rosaire, n° 10-11, octobre-novembre 1939

Un grand, très grand savant : il parlait ou comprenait parfaitement six langues modernes et, en plus du latin, du grec et de l’hébreu pouvait déchiffrer les inscriptions anciennes : ses titres honorifiques, bien qu’il ne les ait jamais cherchés, tiendraient plusieurs paragraphes de la Revue du Rosaire, et la simple énumération de ses livres et de ses travaux cinq ou six pages… Mais aussi un grand serviteur de Marie, tellement grand et qui l’aimait, Elle, « la Vierge Fidèle », comme il disait, d’une affection si tendre, que l’on ose à peine – et en s’excusant – essayer de la raconter.

Le secret de sa vie, c’était ce grand amour pour « Marie Immaculée, Reine du Rosaire » : Le Père cachait jalousement ce trésor semblable à ces fleurs délicates et si belles que l’on craint de les cueillir en bouquet de peur qu’elles ne se fanent !

Mais puisque les plus grandes Revues scientifiques ont rendu hommage au savant illustre, n‘appartient-il pas à la Revue du Rosaire de rappeler la filiale tendresse du P. Lagrange pour la Très Sainte Vierge ? N’est-ce pas lui, d’ailleurs, le grand savant qui, il y a dix ans bientôt, disait au jeune Directeur de cette même Revue ces paroles d’encouragement :

« Le Rosaire, quand on s’en occupe, ça réussit toujours ! »

La bénédiction du Saint Curé d’Ars

En plein cœur de notre France, à Bourg, dans l’Ain, les parents d’Albert Lagrange sont de vrais Français à l’esprit sincère et pieux : mais l’enfant est délicat de santé, toujours malade : sa mère le conduit alors vers un petit curé de campagne dont on dit qu’il fait des miracles et qui prêche si bien la dévotion à Marie ! Le curé bénit l’enfant et dit quelques mots bien significatifs à la maman : c’était le Saint Curé d’Ars… Ne rappelle-t-elle pas, cette scène, le Mystère de la Présentation au temple ? Lui aussi sera une lumière pour le monde, ce petit enfant, et un fils de Marie.

Plus tard, le P. Lagrange, qui n’a jamais voulu redire les paroles, sans doute prophétiques, du Saint Curé, se plaira à placer sa naissance sous la protection de la Sainte Vierge :

« Bourg est une ville placée sous le patronage de Marie… Le 7 mars 1855 était la première fête de saint Thomas après la proclamation du Dogme de l’Immaculée Conception, heureux événement qui réjouit si profondément le cœur de ma pieuse mère. »

Et jamais le Père ne séparera dans son cœur la dévotion à la Sainte Vierge du souvenir très tendre de sa maman.

L’enfant grandit et devient robuste : il veut être prêtre et religieux dominicain. Son père lui demande d’attendre quelques années encore : en fils obéissant, il continuera ses études à Paris où il sera l’un des plus brillants jeunes avocats. Enfin libéré, après une année passée au Séminaire, il entre dans l’Ordre de saint Dominique, l’Ordre du Rosaire, le jour même de la fête de Notre-Dame du Très Saint Rosaire : on lui donne le nom de frère Marie-Joseph, en l’honneur de la Sainte Famille.

« Madame Sainte Marie »

Restaurer la science catholique des Saintes Écritures, c’est-à-dire défendre et expliquer la Bible, telle est la tâche que, quelques années plus tard, le pape Léon XIII donnait au P. Lagrange, jeune religieux déjà savant, mais encore inconnu. La Bible était-elle donc en danger ? La Bible en elle-même, et l’Église, certainement pas. Mais la science catholique, oui. Pourquoi ? Parce qu’occupé à panser les blessures faites par la Révolution, l’on n’avait pas eu le temps de suivre les progrès faits par l’histoire et les découvertes des savants : la science des Saintes Écritures, qui est le domaine sacré de l’Église, était tombée entre les mains des incroyants et des protestants. Les intelligences et les cœurs étaient en grand péril.

Après quelques années d’un travail prodigieux, le P. Lagrange comprend que ce n’est pas dans les bibliothèques de Paris ou de Berlin qu’il faut étudier la Sainte Bible, comme le font les adversaires de l’Église, mais aux endroits mêmes où Notre-Seigneur et sa Mère, où tous les grands prophètes de l’Ancien Testament ont vécu. Les Supérieurs du Père l’envoient à Jérusalem : quelle joie ce sera de rechercher les traces de Marie à Nazareth ou à Bethléem et d’être comme dans un pèlerinage perpétuel ! Oui, sans doute, mais le Père est seul, sans argent, sans livres de travail ! Qu’importe : il fonde l’École biblique de Jérusalem.

« C’est précisément, dira-t-il plus tard, parce que c’était inhumain et qu’il n’y avait « rien » que cela valait la peine de l’entreprendre, parce que c’était Dieu qui le réaliserait. »

Des professeurs pour enseigner ? – Le Père les formera lui-même parmi ses premiers élèves. Des salles de cours ? – Un abattoir où les crochets à suspendre les bestiaux se voient aux murs. Du matériel scolaire ? – Une seule table, un seul tableau noir, une seule carte du pays ! Notre plus petite école primaire de France est un palais à côté de cette Université naissante. Mais, en revanche, quelle belle inauguration par le P. Lagrange :

« Nous commencerons, dit-il dans son discours, avec l’aide de Madame Sainte Marie et de Monseigneur Saint Étienne, dans la confiance que Dieu le veut ! »

Deux ans après, une Revue trimestrielle, la célèbre Revue biblique commençait à paraître, et un peu plus tard une collection de livres : Les Études bibliques. L’Église avait remporté la victoire sur le terrain même de la science. On peut lire maintenant des aveux dans le genre de celui-ci, émané, bien malgré eux, de la plume de deux pasteurs protestants : « Les théologiens protestants français se sont laissé ravir la supériorité intellectuelle en ce qui concerne la Bible : le redressement catholique s’affirme non seulement par des travaux sur l’histoire nationale mais aussi par des publications extrêmement importantes sur la Bible, comme, par exemple, la série des Études bibliques dirigée par le P. Lagrange. »

Madame Sainte Marie a donné la victoire à son chevalier.

Les armes d’un savant

Une victoire suppose un combat, un combat, à son tour, des armes. Quelles étaient celles du P. Lagrange ? Un travail assidu, et le Rosaire, diront tous ceux qui l’ont connu, et en réalité, elles ne faisaient qu’un, comme on va le voir.

© École Biblique de Jérusalem

Il fait chaud à Jérusalem : étudier l’après-midi est parfois impossible. Et puis, que de visiteurs qui venaient l’assaillir ! Savants à la recherche d’un renseignement, pèlerins illustres, comme, par exemple le Roi Albert 1er et la Reine des Belges, personnages officiels, cardinaux, diplomates ou même touristes… mais tout le monde savait que le P. Lagrange ne les recevrait pas dans la matinée qu’il consacrait entièrement, disait-on, à l’étude. Et en effet, dès six heures du matin, après avoir déjà célébré la Sainte Messe à l’autel de Notre-Dame du Rosaire et fait une longue action de grâces, le Père était à sa table de travail. Sous aucun prétexte il ne s’en dérangerait : il faudrait attendre l’après-midi pour le voir.

Mais ce temps si précieux que les Rois et les Princes de la terre n’obtenaient pas, la Reine du Ciel l’obtenait sans peine de son fidèle chevalier. Les visiteurs éconduits qui seraient entrés vers onze heures du matin dans la basilique de Saint-Étienne étaient sûrs de voir, près de ce pilier de la nef d’où l’on découvre en même temps le Tabernacle et l’autel du Rosaire, et priant avec une ferveur et une simplicité d’enfant, le grand savant : c’était là son repos et sa seule récréation après cinq heures d’études épuisantes.

Toute sa journée s’écoulait ainsi sous le regard de Notre-Dame : pendant son action de grâces, après la Messe, il avait renouvelé sa consécration à la Très Sainte Vierge, en récitant la prière « O Domina Mea », offrant comme un bon chevalier ses yeux et son cœur et tout son être « à sa Souveraine ». Maintenant, il rendait compte de son étude, de ses fatigues et de ses découvertes. À 3 heures de l’après-midi, il viendrait réciter le Saint Rosaire, et les visiteurs qu’il allait enfin recevoir étaient impressionnés de le voir à genoux, par terre, aussi simple qu’un enfant près de sa mère. Une difficulté se présentait-elle ? – Aussitôt il disait la prière « O Domina mea ». Lui offrait-on des fleurs ? – Il les portait immédiatement à la statue de la Vierge. Ayant reçu un jour de l’argent pour un article qu’il avait écrit sur la vie de Notre-Dame à Nazareth : « Oh ! dit-il, on ne gagne pas de l’argent à écrire sur la Sainte Vierge », et il fit envoyer la somme à une pauvre communauté religieuse consacrée à la Sainte Vierge. Il termine ainsi l’un de ses ouvrages les plus célèbres : « En écrivant ce livre, je n’ai cessé d’implorer l’assistance de la Sainte Vierge ; je la supplie de le bénir… », et presque tous ses ouvrages sont datés d’une fête de Marie.

« Pas d’amertume et point de défaillance ! »

Cette victoire dont nous avons parlé, ce fut au prix de sa souffrance que le P. Lagrange l’acheta, et bien peu ont communié aussi réellement que lui au Mystère de Notre-Dame des Sept-Douleurs, quand il fut attaqué par des catholiques eux-mêmes. Incompris par les uns, calomnié par les autres, dénoncé au Saint-Siège comme un hypocrite et un loup déguisé en brebis, il vécut des années de la plus poignante angoisse. Il écrivait alors : « Se justifie-t-on perpétuellement contre des soupçons ?… Avais-je un recours plus sûr que le silence et le recours à Dieu ?… » Alors ses pèlerinages à Gethsémani et au Calvaire se faisaient plus fréquents : « Éclairez-moi, mon Dieu, sur les raisons qui m’ont décidé et dont j’aurai à rendre compte devant ! » Qui donc avait raison, lui, ou ses adversaires si acharnés, pourtant catholiques ?

Et voici qu’un jour, par télégramme, il reçoit l’ordre de cesser tout travail sur l’Écriture Sainte, de quitter l’École fondée par lui, Jérusalem, la Terre Sainte. Aussitôt, le Père réunit ses compagnons de travail :

« Point d’amertume, leur dit-il, et point de défaillance. Aucun soldat digne de ce nom ne discute l’ordre qui le jette au combat, encore moins peut-il fléchir ou déserter… Si Dieu veut que cette œuvre vive, c’est Lui qui la fera vivre comme par le passé ; mais vous ne mériterez son assistance qu’à la condition de rester courageux, enthousiastes, surtout vrais religieux et fils soumis d’esprit et de cœur à l’Ordre et à l’Église. »

Le lendemain, à midi (septembre 1912), le bateau le ramenait en France : l’épreuve acceptée dans la foi allait durer un an :

« Que le Pape modère nos efforts, qu’il nous ordonne de ne pas avancer où la générosité nous pousse, c’est notre épreuve… Dut-il nous dire à nous, ses soldats : vous n’êtes pas bons pour combattre, allez garder les bagages, nous le ferions avec joie… »

Un jour, aussi brusquement, un autre ordre le fait retourner à Jérusalem et reprendre tout ce qu’il avait abandonné : c’était donc lui qui avait raison, en définitive, contre ses adversaires. À qui le devait-il ? – Il l’a écrit lui-même, beaucoup plus tard :

« Après la résolution de l’obéissance mon Sacerdoce a été placé sous le Patronage de Marie. Si j’ai quelque sens juste des réalités spirituelles, c’est dans ce fait que je lui dois tout, qu’elle a toujours été la mère la plus tendre, Elle, la Vierge Fidèle. Vous ne savez peut-être pas que l’École biblique a été, dès son origine, fondée sous sa protection. Comment elle nous a secourus, je ne saurais le dire, mais je suis sûr que c’est elle qui nous a sauvés, avec une telle maîtrise que chaque épreuve était suivie d’un avancement. Puisse cette œuvre travailler à la gloire de son Fils ; si nous sommes d’autres Jésus-Christ par le sacerdoce, combien nous devons aimer sa Mère ! »

« Je suis Fils de Marie »

Un an plus tard, tout semblait s’écrouler de nouveau : 1914, la Guerre, tous les collaborateurs du Père sont sous les drapeaux : resté seul à 60 ans, le Père écrit fièrement dans sa Revue : « L’École biblique a été fermée parce que française : elle renaîtra française. » Un mois plus tard, fait prisonnier par les Turcs et emmené il ne sait où, il écrit son testament :

« Je déclare devant Dieu que mon intention est de mourir dans la Sainte Église catholique, à laquelle j’ai toujours appartenu de cœur et d’âme depuis mon baptême, et d’y mourir fidèle à mes vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, dans l’Ordre de saint Dominique. Je me recommande pour cela à mon bon Sauveur Jésus et aux prières de sa très sainte Mère, toujours si bonne pour moi… J’ai toujours eu l’intention de contribuer au bien dans toutes mes études, je veux dire le règne de Jésus-Christ, l’honneur de l’Église, le bien des âmes… Je veux le dire encore une fois, je suis fils de Marie : tuus sum ego, Salvum me fac ! »

Le Père vivra vingt ans encore, toujours de plus en plus fidèle au grand amour de sa vie. Peu de temps avant sa mort, revenu en France, écrivant à 78 ans un livre qui fit l’admiration des spécialistes, il continue à se mettre à genoux avant de commencer son étude de chaque jour, et invite un jeune étudiant venu le consulter, à en faire autant. Le 4 mars 1938, il fait son cours à ses jeunes frères étudiants ; le 8 mars, il écrivait encore quand il dut s’aliter. Le lendemain, veille de sa mort, comme on lui disait le doux nom de Marie, un beau sourire éclaira son visage. Le 10 mars enfin, la cloche du Couvent de Saint-Maximin, où il avait reçu l’habit blanc de Marie cinquante-sept ans auparavant, avertissait ses frères que l’agonie du Père commençait ; tous se groupent alors autour de sa modeste cellule : une dernière fois sur terre, le Père allait entendre ces paroles du Salve Regina que les Dominicains ont coutume de chanter à leurs frères qui vont mourir. Sa vie n’avait-elle pas été un long commentaire de cette belle prière ?

Salve Regina, mater misericordiae… « Elle est si bonne, disait-il au cours d’une conférence où il évoquait Marie, adolescente, s’occupant des soins du ménage, allant à la fontaine, la cruche couchée sur sa tête, et puis revenant, la cruche droite, cette fois, et bien en équilibre sur son front… » « Elle est si bonne », et l’émotion envahissait le Père qui ne peut retenir ses larmes.

Vita, dulcedo : « de cette douceur à laquelle on reconnaît la protection de la Vierge Fidèle » sur nos vies.

Eia ergo, advocata nostra : son Avocate, oui, Marie l’avait été dans ce combat crucifiant mené pour son Fils, elle avait abaissé son regard miséricordieux sur son serviteur, et toute sa vie elle lui avait montré Jésus.

O Clemens, O Pia, O Dulcis Virgo Maria, et tandis que la voix de ses frères chantant ces dernières paroles se faisait plus douce et plus ardente à la fois, n’étaient-ce pas les dernières paroles du testament du P. Lagrange qui se réalisaient :

« Je veux le dire encore une fois, je suis fils de Marie : Tuus sum ego, salvum me fac. »

Fr. Marie-Réginald Loew, O.P., (Jacques Loew, 1908-1999)

L’Œuvre du Père Lagrange par François-Marie Braun, o.p.

Préface de S.E. le cardinal Tisserant. Président de la Commission biblique pontificale

In : L’œuvre du Père Lagrange, Étude et bibliographie[1]

« Agréer mes meilleurs vœux de bonne et sainte année, utile à la cause que nous servons, c’est-à-dire l’Église. »

Le cardinal Tisserant

Voilà comment le P. Lagrange concluait sa lettre de nouvel an au jeune professeur et bibliothécaire que j’étais au seuil de l’année 1911 ; et il m’a plu que le R.P. Braun ait affirmé, dès les premières pages du présent volume, que la vie de notre cher maître de Jérusalem a été dominée par la volonté de servir l’Église. C’est afin de servir l’Église qu’Albert Lagrange demandait en 1878 d’être admis au séminaire de Saint-Sulpice ; c’est en vue d’être plus apte à la servir efficacement qu’il entra l’année suivante au noviciat des Pères Dominicains ; c’est en zélé serviteur de l’Église qu’il accepta toutes les obédiences, étudia la théologie et les langues orientales ou se fit archéologue et géographe ; et c’est pour le service de l’Église qu’il lut, écrivit, enseigna.

Sa vie, d’une si vigoureuse unité, fut traversée par bien des épreuves : il venait de prononcer ses premiers vœux, lorsque sa communauté, atteinte par un décret inique, fut contrainte de prendre le chemin de l’exil, et au milieu de sa carrière, il se vit arraché par deux fois, en 1912 et en 1914, à son cher couvent de Jérusalem ; enfin, suprême sacrifice, il dut fermer les yeux dans une maison aimée sans doute, celle-là même qui l’avait accueilli en 1879, mais loin des frères au milieu desquels il lui eût été si doux de laisser sa dépouille mortelle.

Sans doute, il lui est arrivé, comme à tous ceux qui agissent, des heures de lassitude, mais jamais de véritable découragement. Le 8 novembre 1937, plus qu’octogénaire et déjà très débile, travaillant cependant encore avec un vaste programme, il écrivait ces paroles où la confiance, malgré tout, dominait : « Je ne sais par quel prodige nous continuons notre œuvre, dans des conditions qui ne nous causent que des déboires, et malgré que souvent les bras tombent et qu’on aspire au repos. » « Nous », c’était son École de Saint-Étienne, ses frères en saint Dominique, dont le labeur obstiné avait produit avec lui, grâce à sa direction et à son exemple, 46 volumes de la Revue biblique, 28 de la collection d’Études bibliques et maint autre ouvrage spécial, sans parler de l’enseignement oral et des explorations géographiques, ethnographiques, archéologiques.

C’est surtout pendant le deuxième semestre de 1912 qu’il fut grand, lorsqu’en pleine possession de ses moyens il fut contraint de se demander si ses études étaient encore utiles à l’Église. Lorsqu’il fut obligé de quitter Jérusalem le 3 septembre pour un an de congé, après vingt ans d’un dur labeur de pionnier, il ne sut écrire dans sa douleur que cette parole de confiance filiale : « J’ai toujours mis mon recours en Marie… Elle veillera sur nous. » Quelques jours plus tard, en arrivant en France, il apprend que la Revue biblique doit disparaître ou du moins changer de titre, et cesser d’être biblique : « La Revue biblique a vécu. Le Saint-Père, proprio pugno, l’a pour agréable. » Et pas un mot de plainte ! C’est tout juste si, quelques semaines plus tard, il gémit : « Comme je n’ai rien à faire, grand supplice pour moi qui croyais venu le moment d’utiliser ma vie d’études. »

Mais son obéissance aimante à ce que voulait le Saint-Siège étant connue à Rome, Pie X, rasséréné en voyant si humblement soumis celui qu’on lui avait représenté comme dangereux pour l’Église, n’hésita pas à revenir sur ses décisions : il autorise la continuation de la Revue biblique et sous la même direction. Aussi bien, lorsqu’à la Pentecôte 1913 le P. Lagrange, un peu grippé, écrivait : « J’ai l’impression que ma course est terminée et que je suis fini pour la science », le Souverain Pontife avait déjà permis son retour à Jérusalem et pour y enseigner l’exégèse. Le 4 juillet, avant même qu’eût pris fin l’année de congé commencée le 3 septembre précédent, le P. Lagrange s’embarquait une fois de plus pour l’Orient.

Certes, les épreuves n’étaient pas terminées, et la première en date fut cette nouvelle absence qui devait se prolonger pendant près de quatre ans, du début de décembre 1914 au 12 novembre 1918. En plus des soucis pour l’avenir de la patrie, vivement ressentis, ces années furent remplies de sollicitude journalière pour la préparation des numéros de la Revue biblique, continuée envers et contre tout. En 1920, en 1924, il y eut bien encore des alertes : mais, dans cette même période, le P. Lagrange, ayant renoncé définitivement à l’exégèse de l’Ancien Testament, pour laquelle il avait une remarquable préparation technique, n’en produit pas moins ses grandes œuvres sur le Nouveau Testament : commentaires, études sur le milieu, juif ou païen, critique textuelle. Lorsqu’on lit ce puissant résumé de ses études et de ses méditations qu’est L’Évangile de Jésus-Christ, dédié à la mémoire de Léon XIII, et honoré d’une lettre de celui qui est aujourd’hui Pie XII, on en viendrait facilement à rendre grâces à ceux dont les attaques l’ont obligé à choisir un nouveau champ d’action.

Dans son amour de l’Église, le P. Lagrange accordait à la personne du Souverain Pontife une place de choix. Après la première encyclique de Pie XI, il écrivait : « Nous avons admiré l’encyclique du Saint-Père : élévation, clairvoyance, et surtout paternelle cordialité pour tous les membres de l’Église. » Et, après la conciliation, parlant du Pape : « Si je n’étais si heureux de n’être rien, je m’unirais à ceux qui le félicitent de son grand acte du règlement de la question romaine. C’est un triomphe de la puissance de l’esprit sur les puissances de la chair… A-t-on assez reproché au Père Lacordaire d’avoir compris que l’unité italienne était fatale ? La papauté est débarrassée d’une tunique de Nessus, voilà tout. » C’est parce qu’il voyait vraiment l’apôtre Pierre vivant sur le siège de Rome que le P. Lagrange pouvait écrire sans forfanterie, au lendemain d’une condamnation, dont il souffrait pour sa chère vieille maison de Saint-Sulpice : « Rien n’ébranlera ma soumission. »

Ces quelques lignes décevront peut-être ceux qui s’attendaient à voir le Président de la Commission Pontificale Biblique louer le P. Lagrange comme bibliste. Mais les pages du P. Braun suffisent à établir ses titres de gloire. Témoin dans ma jeunesse cléricale de son labeur étonnant, que nous confirmait la lampe à pétrole déposée chaque matin, plus qu’à demi vidée, à la porte de sa chambre ; associé ensuite pendant trente ans, par une correspondance assez fréquente, à ses travaux, à ses tribulations et à ses espoirs, j’ai pensé que je rendrais davantage service à mes chers confrères dans le sacerdoce, en leur faisant mieux connaître le noble caractère du P. Lagrange, ce qu’il était comme fils de cette Église, qu’il aimait à nommer « Sancta Mater Ecclesia ».

Rome, Jeudi saint, 22 avril 1943
Eugène, Card. Tisserant

Notes    (↵ returns to text)

  1. François-Marie BRAUN, L’Œuvre du Père Lagrange, Étude et bibliographie, Fribourg, Éditions de l’imprimerie Saint-Paul, 1943.

L’École biblique de Saint-Étienne par le R.P. Marie-Joseph Lagrange des frères Prêcheurs

In : Saint Étienne et son sanctuaire à Jérusalem, Paris, Éd. Alphonse Picard et Fils, 1894, p.157-166

On racontait encore dans les histoires et les mémoires de Néhémie qu’il construisit une bibliothèque pour rassembler les livres sur les rois (LXX), les livres des prophètes et de David, les lettres des rois et ce qui concernait les donations. (II, Macch., 2, 13).

Néhémie, le restaurateur des murs abattus, aussitôt qu’il put déposer l’épée et la truelle qu’il était obligé de manier à la fois, s’occupa de réunir les livres sacrés pour en faire l’objet principal de l’étude des Israélites. C est aussi ce que prétendait faire le Père Matthieu.

Jusqu’à présent, nous avons cherché avec un soin pieux les destinées anciennes du sanctuaire de Saint-Étienne, mais nous avons promis de dire aussi ce qui s’y passe aujourd’hui.

On le comprend, en Palestine mieux qu’ailleurs, l’activité du présent se relie dans les desseins de Dieu aux souvenirs du passé : entre le sol et les faits de l’histoire il a établi une harmonie. Ce n’est donc pas sans une sage disposition de la Providence qu’une école biblique a été fondée au lieu du martyre de saint Étienne. Il ne suffisait pas du culte religieux à ce confesseur de la foi. Ceux qui sont chargés de l’honorer par la prière publique doivent aussi hériter de son amour pour la vérité, et de son zèle à la prêcher sans crainte.

Or, nous l’avons vu, Étienne parlant à des Juifs puisait tous ses arguments dans l’Écriture Sainte dont l’Esprit-Saint lui avait fait connaître le sens divin. De nos jours, cette prédication est encore la plus opportune de toutes, comme nous l’enseigne Léon XIII, dans l’encyclique Providentissimus Deus, sans parler de la nécessité de résister aux ennemis de notre foi, qui font de la Bible le but principal de leurs attaques.

En inaugurant les études scripturaires, théologiques et historiques à l’emplacement de l’ancien monastère d’Eudocie, les Dominicains ne font d’ailleurs que reprendre la tradition de son premier abbé, Gabriélos, merveilleusement doué pour les études, qui parlait le grec, le syriaque et le latin.

Mais qu’il nous soit permis d’exposer aussi les raisons générales qui recommandent aujourd’hui la fondation d’une école biblique à Jérusalem.

L’Écriture Sainte a Dieu pour auteur, mais il a plu à Dieu de se servir pour l’écrire d’instruments humains ; la pensée divine avant d’arriver à l’homme a dû, par conséquent, passer par l’esprit et par le cœur d’autres hommes.

Il résulte, comme l’enseigne l’encyclique de Léon XIII, que son autorité est irréfragable, puisqu’elle a Dieu pour auteur, mais qu’elle s’explique à la manière des hommes, humano more.

Par conséquent encore, tout ce qui peut nous éclairer sur la manière des hommes, soit par la philosophie, soit par l’histoire, nous aide à pénétrer dans la pensée divine elle-même. Il faut ajouter qu’il a plu à Dieu de donner à la révélation la forme d’une histoire, qui est l’histoire même de l’humanité. Certains livres de la Bible ont une forme didactique, mais ils ne sont pas conçus comme une formule abstraite. Jamais formule abstraite n’a exercé une influence féconde et populaire dans l’ordre religieux : les livres didactiques eux-mêmes portent l’empreinte de leur temps, sont étroitement liés aux circonstances de leur composition et par là relèvent de l’histoire. L’histoire est donc d’une suprême importance pour l’interprétation de la Bible, sous la direction de la théologie qui fournit les lumières de la foi. Les exégètes chrétiens l’ont toujours compris ; ils ont toujours eu soin d’employer les ressources historiques de leur temps. Mais l’histoire est-elle jamais définitive ? Un savant professeur, passionnément épris de l’antiquité, nous demande de la voir comme elle est : « Vacillante, hésitante, presque arrêtée à chaque pas sur une route barrée d’obstacles, entravée de difficultés sans nombre, trébuchant entre le doute et l’erreur, elle marche pourtant, éternelle voyageuse ; elle marche, attirée par le prestige des horizons inconnus, sans se rebuter aux écarts ni aux détours du chemin, ne se reposant que par étapes, et poussant dans tous les sens, d’un élan invincible, sa conquête ambitieuse et lente. » Et le jeune professeur ajoute : « Depuis vingt années, les découvertes de l’archéologie ont renouvelé en grande partie l’histoire hellénique[1]. »

S’il en est ainsi de ces Grecs dont nous croyions avoir appris les hauts faits et les méfaits d’une manière imperturbable, que dira-t-on des merveilleuses découvertes qui se sont opérées en Orient ?

L’Égypte a livré ses secrets ; les interminables registres de ses temples, ses rouleaux de papyrus sont déchiffrés. La pensée antique se dérobe encore, insaisissable et voilée, mais la langue du moins est connue. Dans le monde sémitique, l’Assyrie, plus précise, plus scientifique, se prête davantage à l’analyse ; on peut dresser l’inventaire de ses connaissances et presque de toutes ses idées : sur tous les points elle confine à Israël. Les voisins du peuple de Dieu : Phéniciens, Nabatéens, Araméens nous parlent peu de lui, mais leurs inscriptions nous font pénétrer dans son génie.

Le progrès général de l’histoire sur lequel il est parfaitement superflu d’insister est donc dû à d’autres progrès : les langues anciennes sont mieux connues, on a déchiffré l’écriture des inscriptions, on a dressé des cartes, on a étudié les anciens usages dans les monuments de l’art comme dans les usages actuels.

Linguistique, épigraphie, géographie et archéologie sont nécessaires pour opérer ce renouvellement de l’histoire qui doit profiter à la Bible. Est-il opportun d’étudier tout cela à Jérusalem ?

On peut, il est vrai, apprendre en Europe les langues orientales et l’archéologie ; il est même à propos de le faire et de ne pas réserver tout le travail pour un temps nécessairement trop court. Cependant une langue n’est parfaitement connue que quand elle est parlée, et lorsqu’on voit l’usage qu’en font ceux qui l’ont apprise de leur mère. Un des savants les plus considérables de l’Allemagne affirme que pour savoir l’arabe, il faut être au courant des moindres usages des chameliers : le rêve de tous les grands orientalistes est de voir l’Orient.

Par un singulier enchaînement des choses, on parle encore en Palestine le grec, langue du Nouveau Testament, et lorsqu’on entend parler l’arabe — si les mots diffèrent souvent de l’hébreu, — le génie étant le même, on retrouve sur les lèvres du Fellah ou du Bédouin les images et les pensées où s’alimentait la vie intellectuelle des Hébreux. Une manière d’être qui ne se décrit pas, des impressions rapides, le langage des yeux révèlent cet état d’esprit de l’Oriental si différent du nôtre ; sans tout cela la langue est morte, et une langue morte n’est jamais parfaitement connue : talis hominibus fuit oratio qualis vita, disait Sénèque ; la langue est le miroir de la vie.

Pour les inscriptions, il est vrai qu’on peut les étudier plus commodément dans les musées et dans les recueils spéciaux. Mais ne peut-on pas avoir ici ces recueils, et faut-il renoncer à en trouver de nouvelles, Les Hébreux n’ont pas fait de leurs monuments autant de pages d’écriture ; ils ont écrit cependant.

La stèle de Mésa, l’inscription de Siloé, la tablette de Tell el Hessy sont de merveilleuses découvertes qui prouvent qu’on trouvera si l’on cherche ! Il faut chercher sous le sol ; mais les fouilles ne peuvent être conduites avec succès que par des hommes habitués aux pays, familiers avec ses coutumes. Les catholiques ne doivent pas se laisser devancer même en cela.

Faut-il parler de l’utilité de la géographie et de la topographie pour l’intelligence de l’histoire ? Personne ne consent plus à écrire le récit d’événements dont il n’aurait pas vu le théâtre ; personne ne voudra plus bientôt commenter la Bible sans avoir visité la Terre Sainte. Mais il ne suffit pas d’un passage rapide ; pour résoudre le moindre problème d’identification, il faut revenir souvent à la même place, contrôler l’une par l’autre les données du problème, s’assurer si de tel lieu on en aperçoit un autre, grouper des éléments variés que l’attention la plus exacte ne peut pas toujours saisir en une seule fois.

Et quand toutes ces études pourraient se faire en dehors de la Palestine, avec des livres et des cartes, des estampages et des photographies, ce qu’on ne peut saisir qu’ici, c’est cette vue d’ensemble qui est comme le mens divinior de l’historien. Sans une préparation laborieuse, on ne trouve en Terre Sainte que des impressions fugitives ou des émotions passagères : l’historien doit étudier longtemps la pensée des anciens, il doit recomposer leur vie en reconstruisant par l’archéologie tous les détails de leur existence, réunir des matériaux au moyen de méthodes précises et d’observations exactes ; il peut alors s’abandonner à ce que Paul Bourget appelle la sensation historique, et qu’en Terre Sainte on serait tenté d’appeler l’extase historique.

Sans études préparatoires, cette sensation qui touche le passé et le fait revivre n’est qu’un rêve et une illusion ; pour l’érudit, ce n’est pas une hallucination, c’est une vision. Or, on n’évoque ces ombres, on ne fait revivre ces morts qu’aux lieux où ils ont vécu et où ils dorment leur dernier sommeil. « On devient Grec, disait Albert Dumont, rien qu’à la vue de la mer d’Égine. » Et Maurice Holleaux ajoute : « Il y a des minutes de contemplation et de rêverie devant un paysage qui valent des heures d’études abstraites. » C’était déjà la pensée de saint Jérôme : « De même qu’en voyant Athènes, on comprend mieux l’Histoire grecque, et le cinquième livre de l’Énéide quand on a navigué de la Troade par Leucate et les monts Acrocérauniens jusqu’à la Sicile et aux bouches du Tibre, ainsi on contemplera plus clairement l’Écriture Sainte — c’est une intuition, intuebitur, — quand on a vu la Judée de ses yeux, et qu’on a trouvé le souvenir des villes antiques, soit qu’elles aient conservé, soit qu’elles aient changé leur nom. »

Et qu’on ne dise pas que cette méthode, en marquant mieux le caractère historique de la révélation, lui enlève son caractère surnaturel. Dieu révèle à qui il lui plaît les mystères de l’Écriture ; mais pour nous, obligés de nous livrer au travail pour mériter la lumière, nous devons avant tout remettre la révélation dans le cadre historique où Dieu l’a placée, pour goûter ensuite sa divine saveur. Le travail que nous proposons n’est que préparatoire, mais il est nécessaire dans les voies communes. Le sculpteur, en attaquant le marbre à coups de marteau, ne fait que changer la disposition matérielle de la statue, et cependant, peu à peu, l’âme se montre dans les traits du visage où paraît la vie.

C’est ainsi que l’historien évoque tour à tour devant ses yeux grands ouverts les peuples anciens ; ce ne sont pas eux qui ont donné le divin au monde. Ce n’est pas le Sémite, matérialiste, terre à terre, souvent précis dans ses calculs, mais n’oubliant jamais la jouissance actuelle et le profit, même dans la recherche de la science ; ce n’est pas lui qui a créé la religion de l’idéal, la sainte folie qui sacrifie le présent à l’éternité.

Il voit paraître l’Hellène avec ses défauts tels que les résume un archéologue déjà cité, épris de leur génie : « étroitesse d’esprit, sècheresse de cœur, sens moral médiocre, incorrigible nonchalance, jactance stérile. » Ce n’est pas le Grec qui a créé la religion de l’amour. C’est Jésus dont on retrouve l’image dans les récits de l’Évangile, au repos du soir, après avoir cherché ses traces sur les collines qu’il a parcourues. C’est ainsi qu’à Naplouse, écoutant les rumeurs de la ville qui semble s’éveiller à la nuit, après les heures accablantes du jour, on croit entrevoir par-delà les citronniers embaumés et les nopals fantastiques, le divin voyageur, assis près du puits de son ancêtre Jacob. Et toute cette nature redit la parole qu’elle a entendue, et que l’homme a oubliée : Le salut vient des Juifs, mais le temps viendra où des vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité.

Voilà ce que respirent les citronniers et les nopals, voilà ce que chante la terre qui a vu paraître son Dieu, les montagnes tressaillent et les collines sont lumineuses.

Voilà comment, guidées par la foi et par la charité, toute science et toute étude demandent à boire de l’eau vive en s’inclinant aux pieds de Jésus.

Mais qui peut fixer l’heure où cette lumière pénètre l’âme comme une inspiration soudaine, tandis qu’elle ne peut résulter que d’études et de méditations alternées ? L’avantage incomparable de Jérusalem c’est de pouvoir fournir une somme suffisante d’études théoriques constamment baignées de clartés instinctives qui viennent de l’atmosphère où l’on se trouve. L’avantage d’une école spéciale biblique dans le pays de la Bible, c’est que tout ce qu’on voit concourt à expliquer ce que l’on apprend, c’est de faire converger vers un même but toutes les forces.

Ne se plaint-on pas de leur dispersion ? Il est vrai, chaque jour étend davantage le champ que doit parcourir, l’exégète. On reproche à l’un d’ignorer les progrès de la science, à l’autre de n’être que philologue ; la pensée manque d’autorité sans des études forcément minutieuses qui risquent de l’amoindrir ; en Terre Sainte, elle se relève incessamment vers les choses divines, et toujours par l’échelle mystérieuse de l’histoire sur laquelle montent et descendent les saints et les anges des deux Testaments.

Ces considérations ont dirigé l’organisation de l’École biblique. On a fait une large place aux langues. On y enseigne le grec, l’hébreu, l’araméen, l’arabe et l’assyrien, en attendant qu’on puisse inaugurer l’arménien et le copte. Un cours d’archéologie, un cours d’épigraphie, deux cours de géographie de la Palestine et de topographie de Jérusalem sont comme les auxiliaires des cours d’exégèse et d’introduction. Selon les matières enseignées, on se rend sur les lieux pour les vérifications nécessaires. On s’inspire sous la tente des souvenirs du passé. Aucun intermédiaire trop moderne n’altère les impressions. C’est presque une contemplation, et c’est encore une étude. L’Égypte avec ses richesses archéologiques, le Sinaï avec ses déserts remplis du souvenir de Dieu, la Syrie avec ses basiliques chrétiennes ne sont pas hors de portée. Études et voyages, en donnant, soit aux études par une constante application aux textes, soit aux voyages par un contact aussi prochain que possible avec les hommes et les choses, un caractère simple et pratique, constituent assurément une ressource précieuse, si les faits répondent aux espérances.

Nous n’osons faire appel ici aux avantages recueillis jusqu’à présent par les étudiants de l’École biblique. On nous permettra seulement de rappeler les résultats obtenus dans le seul domaine épigraphique, sans qu’on ait pu, faute d’autorisation et de ressources, entreprendre des fouilles régulières. Une inscription nabatéenne qui figure dans le Corpus inscriptionum semiticarum d’après l’estampage fourni par l’auteur de ce livre, une inscription samaritaine, et on sait si elles sont rares ; une inscription phénicienne, une des plus longues qui existent ; une inscription arabe coufique, la seconde de son espèce ; un nombre assez considérable d‘inscriptions palmyréniennes, quelques fragments hébreux, voilà une moisson sémitique qui a sa valeur, et quant aux inscriptions grecques et aux milliaires, on ne les compte pas. Tout cela n’a pas été trouvé par les seuls professeurs de l’École. Nous devons beaucoup en particulier au R.P. Germer Durand. Ce qui importe c’est l’utilité générale ; on sait qu’il existe un centre d’études bibliques en Palestine, et qu’il a son organe, la Revue biblique, largement ouverte aux savants catholiques. Cela encourage et les chercheurs et les travailleurs, et, s’il plaît à Dieu, cela servira à l’intelligence du texte sacré et contribuera à l’honneur de l’Église.

Il est permis de tout espérer, depuis que la bénédiction du Souverain Pontife a imprimé à l’œuvre commencée le sceau de la bénédiction divine. N’est-il pas d’ailleurs le grand maître des études bibliques ? C’est à l’Église qu’appartient le rôle d’enseigner les Écritures pour le salut des hommes. C’est dans son esprit, sous sa surveillance et en se contenant dans les limites enseignées par elle que les études locales atteindront leur but.

Les études bibliques doivent, en effet, être avant tout théologiques, et c’est ce que l’Ordre de saint Dominique a exprimé de la manière la plus frappante en associant à l’école biblique un collège de saint Thomas où les étudiants ecclésiastiques pourront prendre les grades théologiques comme au couvent romain de la Minerve. À vrai dire, il n’y a à Saint-Étienne qu’une école, mais une école de théologie comme on les comprenait au Moyen Âge, au temps le plus florissant de la scolastique où la Bible était dans les universités l’alpha et l’oméga, le livre des étudiants et le livre des maîtres[2].

En tout cela on ne pouvait avoir de meilleur patron céleste que saint Étienne et saint Paul dont le souvenir est à jamais uni dans la basilique d’Eudocie.

Notes    (↵ returns to text)

  1. L’histoire et l’archéologie, par Maurice Holleaux (1888).
  2. Ce point a été mis en pleine lumière par le Très Révérend Père Denifle, Revue Thomiste, avril 1894.